Loïc n’était pas vieux. Il était encore de cet âge où l’on dit qu’on devient plus grand pour signifier qu’on en prend, de l’âge. Et il était grand, Loïc. Ça lui donnait pas mal de prestige dans le village. Il était large, aussi : de belles épaules carrées qui rendaient tout le monde un peu jaloux ou amoureux, et parfois les deux à la fois. Il avait dans les dix-neuf, vingt ans. Il savait lire parce qu’il avait été à l’école, il savait travailler parce qu’il aidait ses parents depuis qu’il était tout gosse, mais il ne savait pas nager parce que personne, vraiment personne, n’apprenait à nager dans ce temps-là. Il s’était engagé dans un bureau de la Compagnie de l’Atlantique-Nord, un jour qu’il était en ville et qu’on lui avait demandé, comme ça, s’il avait déjà vu Miquelon et le Labrador. Il avait dit non. Puis on lui avait promis que ce serait l’aventure s’il signait en bas du papier, alors il avait dit oui. Il avait embrassé sa mère, et même son père. Il avait entouré dans ses grands bras tous ses petits frères à la fois. Et donné une tape joyeuse (avec ses mains immenses !) dans le dos de son grand copain Yannick, qui a été drôlement secoué (par la vigueur de la frappe, et surtout par le départ de Loïc). Et envoyé un baiser du bout des doigts à la jolie Maria, qui habitait la maison à la sortie du village, mais discrètement; parce que, même si tout le monde savait qu’ils se retrouvaient, parfois, dans le petit bois derrière l’église, il fallait faire comme si c’était un secret. Il avait rassemblé quelques affaires dans un drap pour faire baluchon et, le baluchon, il l’avait jeté sur son épaule gauche. (Antonin Crenn, « Les Épaules »)
Je me souviens d’un été où nous avions creusé jusqu’à la Chine. Tout excités, nous avions rapporté un nem à mes parents à moitié endormis sur leur serviette. Mon père nous avait regardés en souriant. « Les nems viennent du Vietnam et non de la Chine, les enfants. Vous avez dû creuser un peu trop vers le Sud. Nous étions déçus et surtout terrifiés. Le Vietnam. Le Vietnam, nom de nom ! Rambo, quoi. Même lui, il y avait eu des problèmes, même lui ne s’y sentait pas complètement à l’aise. Cette fois-ci c’est ma mère qui nous a expliqué que la guerre était terminée et que nous ne risquions rien. Mais gare à ne pas trop s’éloigner tout de même et à ne pas jouer avec des obus enterrés ni des mines oubliées ici ou là. (Gilles Marchand, « Bateau de sable »)
Il continua sa nage vers la ligne de flotteurs, louvoya entre les bateaux qui clapotèrent à son passage, arriva près de la coque de bois et tendit le cou pour découvrir le pont.
La housse qui couvrait le cockpit était bien en place. Elle ne servait pas à grand-chose ces jours-ci, avec la canicule qui continuait. On n’avait pas eu d’eau depuis plus de deux mois. Dans l’intérieur des terres, les sols n’étaient plus que poussière.
Il fit le tour par la proue, passa sur bâbord, prit son élan, jaillit de l’eau en s’aidant du liston et bascula la jambe de côté pour se retrouver à plat-ventre sur le plat-bord. Le bois, doux comme de la peau, était encore chaud de sa journée au soleil, et le clapot faisait penser à des battements de cœur. Il aurait pu s’endormir là, bercé, blotti, et ainsi mettre fin à la malédiction qui était son souci du moment : il dormait de plus en plus mal. Quelque chose l’empêchait de sombrer dans le sommeil. C’était en rapport avec cette présence féminine qui hantait le Finn. Que voulait-elle ? C’est vrai, il ne l’avait pas oubliée, et la blessure de son départ avait tardé à se refermer ; mais elle n’avait pas été la seule femme de sa vie amoureuse. Pourquoi elle ? (Hubert Delahaye, « Le bateau de Francisco »)
Ma haine est vieille de plusieurs siècles. Elle est née ce jour lointain où tu amenas sur nos côtes la malédiction la plus terrible de toutes celles que mon peuple a endurées au cours de son histoire. Ce jour-là, nous avons su que tu tissais une toile pernicieuse reliant chaque point de la vaste terre, et que tu offrais aux peuples barbares la possibilité de nous atteindre aisément. En empruntant tes routes, chaque nation et chaque peuple pouvait surgir sur nos côtes pour nous imposer le joug, la contrainte et l’humiliante déportation. Tu as déposé sur nos rivages florissants les marchands fourbes qui soudoyèrent les hommes ; les faux médecins aux pouvoirs maléfiques qui prétendaient guérir mieux que ne le faisaient nos chamanes ; les aventuriers sans foi ni loi venus investir l’intérieur de nos maisons pour s’accaparer nos trésors intimes ; les prêcheurs hypocrites qui prétendaient balayer notre panthéon, au nom d’une religion aussi insensible à la joie que l’étrave d’un navire est insensible aux embruns. (Olivier Rogez, « Toujours tu maudiras la mer »)
« Fake news, j’ai soupiré. Légende urbaine, attrape-gogo, ou n’importe quel autre nom. T’es vraiment trop naïf, Grimes. Tu gobes, n’importe quoi. » (Thierry Covolo, « La mer pour mon anniversaire »)
Rencontre avec Laurent Banitz (Librairie Charybde, 10 novembre 2015).