« […]
Je ne puis oublier ce rôdeur. Comme il s'effaçait en marchant ! On aurait dit qu'il cherchait non seulement à ne pas peser sur le sol, mais encore à ne pas déranger l'air de chaque côté de son corps : il s'émaciait, s'allégeait. Il n'était presque plus rien que le tremblant et douloureux point de rencontre de quelques souvenirs, de quelques visions. […] » (Philippe Jaccottet, Un poète suisse-français : Edmond-Henri Crisinel, L'entretien des muses, Éditions Gallimard, 2015)
« Chez Edmond-Henri Crisinel (1897-1948) […] la poésie ne s'est nullement développée organiquement avec les années ; elle a été un affleurement d'ombres et de trésors profonds que recouvraient d'ordinaire les eaux du quotidien le plus monotone, le plus quotidien. […] le deuxième affleurement, c'est le récit en prose d'Alectone et son épilogue plus tardif, Nuit de juin (1939-1945) […].
Un sentiment de culpabilité extrêmement profond […], une intense nostalgie de la lumière mais aussi du goût pour les ténèbres […], telle fut, nourrie, creusée, authentifiée par l'expérience de la folie, la matière de sa poésie. À cause de sa souffrance, de son angoisse, de son égarement, Crisinel avait entendu des plaintes, surpris des regards, entrevu des mondes dont il ne lui était pas difficile de comprendre qu'ils étaient, même réprouvés, plus réels dans leur ambiguïté que la mécanique de sa vie apparente, que les dialogues et les rapports préfabriqués d'un monde qu'il n'habitait d'ailleurs pas vraiment. Disons qu'il avait éprouvé, non seulement deviné ou appris, que l'homme est un abîme, que cet abîme est horreur et merveille tout ensemble ; fasciné, il avait peine à en détacher le regard. Il en avait peur, mais sans doute aimait-il aussi la volupté mêlée à cette peur.
[…]
Par la poésie, il amenait son combat avec les ombres dans le monde du jour, il le communiquait et s'en rendait maître ; ou, mieux, il chantait avec une joie tremblante sa passagère victoire, il remerciait d'avoir retrouvé la terre, enrichie de ce qui flotte par-dessous : les fautes, les larves, les morts. L'expérience de l'asile de fous n'est plus […] qu'une sorte de cavité, de creux sombre qui donne plus de résonance à la musique un peu grêle des cordes. […]
[…] Lentement, il écrivit Alectone, un bref récit qui est son plus beau livre […]. Pour triompher plus sûrement de ses démons, ou pour goûter une fois de plus à leur troublante présence, ou encore pour l'un et l'autre, Crisinel s'efforça de mieux cerner le détail de son expérience […].
[…] Ces visions […] nous paraissent d'autant plus pénibles que nous savons que Crisinel ne leur a échappé, un an plus tard, que par le suicide. Prouvant ainsi par un geste presque inconcevable chez un être aussi craintif, aussi frêle, la vérité de l'écrit ancien, de la prophétie d'Alectone :
Il ne te sera pas laissé de répit dans l'humiliation, la détresse et l'outrage que tu ne sois mort, parfaitement mort...
[…] » (Philippe Jaccottet, Un poète suisse-français : Edmond-Henri Crisinel, L'entretien des muses, Éditions Gallimard, 2015)
« […] La maison dort, mais ceux qui l'habitent continuent le jeu, mus par la force qui gît dans les ténèbres, devant d'impassibles témoins.
[…] »
« […]
« Corps et âme, je t'appartiens désormais, Alectone ! À demi-mot, tu me le fais comprendre, selon tes voies détournées, familières à ceux qui ont commerce avec les douces créatures de l'enfer. Plutôt se crever les tympans que d'entendre tes insinuations, plus insupportables que les piqûres du taon attaché aux flancs de la génisse errante ! Mais que t'importent les oreilles grossières, Alectone, ta voix est plus puissante que celle de l'homme qui crie vengeance, elle traverse les déserts de la surdité même, quand tu veux frapper ta victime, lui faire payer le prix de sa témérité. » (Edmond-Henri Crisinel, Alectone, première partie)
0:04 - Alectone [Première partie]
1:43 - Alectone [Deuxième partie]
3:03 - Alectone [« … »]
4:58 - Nuit de juin
7:10 - Générique
Référence bibliographique : Edmond-Henri Crisinel, Alectone et textes en prose, Bibliothèque numérique romande, 2021.
https://ebooks-bnr.com/crisinel-edmond-henri-alectone-et-textes-en-prose/
Image d'illustration :
https://www.youtube.com/watch?v=KF17_6KXStg
Bande sonore originale : Carlos Viola - The Unknown
Site :
https://thegamekitchen.bandcamp.com/track/the-unknown-2
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