Sans être spécialiste, je lis très souvent et très régulièrement des textes poétiques, tant sur papier que sur des forums ou des sites consacrés à la
poésie. Si j'apprécie toutes sortes de textes, dans toutes sortes de styles et portant sur toutes sortes de thématiques, je confesse que la poésie que l'on appelle "classique" ou "néo-classique" a toutefois souvent mes faveurs. Cela tient tout particulièrement au rythme qu'elle propose et au fait que, pour des raisons assez inexplicables, je m'y retrouve assez rapidement lorsqu'il s'agit de la lire en marmonnant ou à haute voix : le plaisir que j'éprouve alors à la musicalité que sa lecture imprime à ma langue, à mes lèvres et à mon souffle peut alors provoquer à ma face étonnée la subreptice apparition d'une buée aux yeux et d'un sourire plissant tant mes paupières que mes lèvres à la commissure.
J'ai trouvé tout cela dans
Les saisons assouvies, sous des formes variées où dominent toutefois très nettement les vers octosyllabiques (Plus de cent fois, Octobre) et les alexandrins (Une jambe, puis l'autre, Mari-couche-toi-là), tous soignés et équilibrés tout en refusant néanmoins systématiquement les élans de langueur pour cultiver avec une certaine élégance, légère mais souvent inquiète et toujours prête à interroger certaines des profondeurs qui font nos vies. Lorsqu'elle sent que le rythme de certaines émotions nécessite une musicalité plus syncopée, presque brisée, marquée au coin de l'urgence ontologique et des halètements que celle-ci engendre, l'écriture de l'autrice n'hésite toutefois pas à rompre soudain avec son parti-pris d'un certain formalisme structurant pour éparpiller les mots au tout-venant du souffle (Voyage de Lili Pute au pays du Géant).
Mais
Les saisons assouvies sont aussi plus que cela, car cet ouvrage n'est pas un banal recueil de poésie comme on en trouve souvent sur les étagères des librairies ou des bibliothèques : plus qu'un florilège de certains des centaines de
poèmes que l'autrice a publié pendant de nombreuses années sur Internet, il s'agit en effet d'un "récit en vers". le terme récit me semble ici d'autant plus judicieux que
Les saisons assouvies déploient effectivement sous nos yeux et à nos lèvres, le quadriptyque d'une véritable aventure rapportée par l'une des protagonistes elle-même : l'aventurière. Cette aventure est de ces aventures qui sont probablement les plus importantes de la vie humaine puisqu'il s'agit de ""l'aventure" tout court, l'aventure purement et simplement, l'aventure absolument (...), l'aventure par excellence ; l'aventure du coeur (et du corps), l'aventure amoureuse" (V.
Jankélévitch, in L'aventure, l'ennui, le sérieux).
Les écueils sont naturellement nombreux lorsqu'un ouvrage prétend rendre compte d'une telle aventure. Habile nautonière sur le fleuve intrépide de la vie flirtant sans cesse avec les rives éblouissantes de nos petites morts,
Audrey Deroze me semble toutefois les éviter tous. Rien, pourtant, ne semble manquer des incontournables topiques qui font la singularité de toute aventure amoureuse : des pensées qu'Héloïse put avoir en prière au "décor" d'
Aragon, en passant par les bijoux exotiques dont nous parle
Baudelaire, ou l'attente qu'évoque Ernaux, tout est naturellement convoqué qui semble participer d'un dessein parfaitement maîtrisé, mais qui, malgré tout, dépasse l'autrice. Car en parlant d'elle-même, c'est - paradoxe et émerveillement de l'écriture - à nous tous qu'elle parle, tant hommes que femmes, ayant connu le goût et les palpitations - éblouissantes ou lancinantes - de l'aventure, ou rêvant cette aventure en romans, chansons,
poèmes, peintures, photographies ou autres.
Qu'il me soit aussi permis d'évoquer plus spécifiquement le genre tout particulier qu'
Audrey Deroze assigne à son ouvrage. Si la forme du "récit en vers" peut éventuellement faire penser à ces grandes
oeuvres versifiées et rimées que nous offrirent par exemple le Moyen Âge occidental, c'est toutefois, me semble-t-il - et toute proportion et ambition gardée, bien entendu -, plus du côté de
Pouchkine et de son célèbre
Eugène Onéguine qu'il faudrait regarder, notamment, aussi, parce que différents niveaux de langue s'y côtoient sans pourtant s'y défigurer l'un l'autre. le
Baudelaire des Fleurs du Mal peut, lui aussi, être mentionné, qui s'attacha à organiser de manière rigoureuse et progressive son ouvrage :
Audrey Deroze semble en effet avoir eu particulièrement à coeur de composer et structurer son
récit sur une trame dynamique à laquelle les mises en regard des textes et l'articulation en quatre volets contribuent remarquablement.
Bref, vous le comprendrez, j'ai adoré cet ouvrage, y compris pour de nombreuses autres raisons, dont l'une, qui n'est peut-être pas des moindres, tient à ce que j'ai adoré lire de tels textes sous la plume d'une femme.