Etoiles notabénistes : *****
Идиот
Traduction : G. & G. Arout
Commentaires : Louis Martinez
ISBN : 9782253067085
... Mais qui est réellement
l'Idiot ?
Drôle de question, n'est-ce pas, tant il est sûr et certain que
l'Idiot en question ne peut être que le prince Lev Nikolaïevitch Muichkine, dont nous faisons la connaissance dès les premières pages du roman, dans un wagon de troisième classe, à bord d'un train qui le ramène à Pétersbourg, suite à un long exil en Suisse nécessité par sa santé.
Qu'ils l'appellent clairement "
l'Idiot" ou se contentent de chuchoter poliment le mot lorsque l'incroyable franchise - pour ne pas parler de naïveté pure et simple - et le mysticisme quasi christique de nombre des réactions du prince les font sourire ou, ce qui est bien plus désagréable pour eux, les déstabilisent complètement, les autres personnages - et, comme toujours chez l'auteur, il y en a une belle flopée - n'en doutent pas. Pas même ceux qui apprécient sa bonté et sa générosité. La générale Elisabeth Prokofievna Epantchine, la seule et lointaine parente directe qu'il lui reste, femme elle-même au caractère atypique, impulsif et d'une très grande sensibilité, le considère au minimum comme bien "atteint" et frémit à l'idée qu'il puisse épouser un jour sa fille, Aglaé.
Dernier rejeton mâle de la très noble et très antique famille des princes Muichkine, Lev Nikolaïevitch a passé son enfance dans une sorte de torpeur. On le prit longtemps pour un attardé mais, bien sûr, on tenta, par tous les moyens, de redresser la barre. La méthode d'un médecin suisse, chez qui on l'expédia sans se soucier que ce fût le praticien lui-même - le Dr Scheider - intéressé par le cas qui s'offrait à lui, qui réglât les frais, parut obtenir d'excellents résultats. Peu à peu, les crises d'épilepsie s'estompèrent, le prince put parler, raisonner, étudier. Mais il restait timide et, en société, était capable de passer d'une aisance étrange à une sorte de paranoïa incompréhensible et se perdait parfois dans une sorte d'état second qu'on pouvait, il est vrai, voir comme une sorte de rêverie.
La société, bien sûr, surtout celle dans laquelle il est né, il ne la côtoie qu'à Petersbourg, après avoir renoué avec la famille Epantchine - la générale l'a pris en affection, il amuse plus ou moins ses filles et le général lui-même, d'abord surpris, croyant au début à l'imposture, est vite séduit par le jeune homme et son talent pour la calligraphie. Si sa santé s'est remise, la Fortune aussi lui fait les yeux doux et lui, qui avait quitté la Suisse habillé très simplement et sans guère d'argent, possède désormais, suite à une mesure de l'homme qui lui a servi en quelque sorte de tuteur, Pavlistchev, une fortune des plus honorables, d'un montant de 135 000 roubles. Une bagatelle face à l'ancienne puissance financière des Muichkine mais une bagatelle qui impressionne et permet de fermer les yeux sur certaines étrangetés du prince - lequel, au physique, est d'ailleurs plutôt séduisant, ce qui ne gâte rien.
En raison de l'ancienneté de son nom, de la réalité de son titre et de sa filiation, qu'on ne parvient pas à lui contester, et de sa fortune récente mais qui lui permet désormais de vivre selon son rang, Lev Nikolaïevitch, prince Muichkine, bien qu'il admette lui-même "ne pas être guéri", pourrait cependant vivre à Pétersbourg et, l'été, à Pskov, dans une relative tranquillité.
Mais le Destin, bien sûr, s'en est mêlé. Et dès lors même qu'il se trouvait encore dans le wagon de troisième classe qui le ramenait à Pétersbourg.
S'y trouvaient en effet également deux hommes, Parfione Simonovitch Rogojine, fils cadet d'une famille de riches marchands, qui, ayant appris la mort de son père, vient réclamer sa part d'héritage, et Loukian Timofeïevitch Lebedev, incroyable personnage purement "dostoievskien", ancien fonctionnaire devenu prêteur sur gages. C'est dans ce wagon où tous trois grelottent plus ou moins - surtout le prince, habillé, comme ricanent les deux autres "à la Suisse - que Muichkine entend parler pour la première fois de la passion vouée par Rogojine à Nastassia Philippovna, pupille devenue contre son gré la maîtresse du propriétaire pour lequel travaillait son père disparu et qui, longtemps entretenue par cet homme, Totski, lui a peu à peu rendu la vie si impossible en se révoltant contre lui qu'il en est venu à la décision de la marier au secrétaire du général Epantchine en personne, Gabriel Ardalionovitch Ivolguine, en dotant le jeune couple de la somme, à la fois ridicule (pour Nastassia) et énorme (pour Gania, qui appartient à une famille déchue) de 75 000 roubles.
Mais le retour de Rogojine, amoureux fou de Nastassia, va compromettre gravement l'affaire, d'autant que, introduit chez le général Epantchine pour tenter d'y rencontrer la femme de celui-ci, sa seule parente encore en vie, nous l'avons dit, Elisabeth Prokofievna, le prince Muichkine tombe sur le portrait de Nastassia, que celle-ci vient d'offrir à Gania, et qu'il tombe en même temps instantanément amoureux de cette femme d'une beauté rare certes mais sur le visage de laquelle il ne décerne - peut-être parce qu'il est "fou" ou "idiot", ou parce qu'il l'a été, ou parce qu'il le redeviendra - que l'intense douleur morale.
Comme d'habitude, j'ai pris la peine de lire deux fois de suite ce roman - il est très difficile, selon moi, de faire autrement si l'on veut saisir au mieux la pensée de
Dostoievski. On retrouve bien sûr ici le tourbillon classique des personnages, procédé si cher à l'auteur, les intrigues qui s'entremêlent, les rencontres en principe improbables qui se font pourtant et obtiennent des résultats surprenants - ainsi Aglaé Ivanovna Epantchine, la dernière et la plus belle des filles de la générale, est-elle, oui ou non, amoureuse du prince ou ne fait-elle que se moquer de lui ? - mais ce que l'on finit par ressentir (enfin, je ne parle ici que pour moi et cela explique en partie la question que je posais au tout début de cette fiche), c'est que, chacun à sa manière, tous les personnages, à l'exception notable de quelques uns dont le prince Stch., sa fiancée, Adélaïde Epantchine, Barbara Ardalionovna Ivolguine (la soeur de Gabriel), et Ptitsine, son futur époux, semblent, à un moment ou un autre, pouvoir être taxés d'"idiots", au sens médical du terme. Parmi eux, Rogojine, meurtrier en puissance, en est sans doute l'exemple le plus frappant.
La relation qu'il entretient avec Nastassia Philippovna, relation pourtant recherchée à la folie par l'un et consentie avec une espèce de ferveur par l'autre, se fonde sur un sado-masochisme à la fois physique et psychique que
Dostoievski traite avec délicatesse sans, pour autant, le laisser dans l'ombre. D'ailleurs, Nastassia est à coup sûr bel et bien amoureuse de Muichkine mais l'impuissance de celui-ci, suggérée par l'auteur mais jamais avouée, s'oppose à cette relation qui, pourtant, apaiserait l'âme tourmentée de la jeune femme. Autre trait marquant : la culpabilité ressentie par Nastassia (plus ou moins violée cependant jadis par Totski) et qu'elle tient à toutes forces à expier. Enfin, le comportement final d'Aglaé Ivanovna Epantchine, qui s'enfuit avec un escroc, n'est-il pas, après tout ce que nous avons vu de ses caprices et de ses sautes d'humeur tout au long du livre, le signe d'un déséquilibre après tout peut-être génétique et qui la relierait à "
l'idiotie" du prince ?
Et comme si cela ne suffisait pas, on peut ajouter la perversité foncière de Ferdistchenko, ivrogne et locataire des Ivolguine, pique-assiette qui suit Rogojine et Nastassia dans tous leurs excès ; celle de Lebedev, ce fonctionnaire à la retraite et prêteur sur gages qui apparaît dès le premier chapitre, connaît tous les ragots de Pétersbourg, possède une villa à Pskov, et qui joue au général Ivolguine, par ailleurs buveur invétéré, militaire déchu et monomaniaque, un si mauvais tour que le malheureux finira par en avoir une attaque, puis une autre, celle-là mortelle.
Ivolguine lui-même, qui emprunte à tout-va non pour entretenir sa famille mais bel et bien pour une quadragénaire qu'il a pour maîtresse, présente lui aussi des points qui forcent à s'interroger sur son bon sens. L'alcool ne suffit pas à expliquer sa lâcheté, même si, certainement, son addiction l'aggrave.
Les envolées sociales, que l'on rencontre communément chez
Dostoievski, sont moins nombreuses que d'habitude, peut-être parce que, le plus souvent, c'est Muichkine,
l'Idiot disons officiel, qui est son porte-parole et que l'auteur perçoit ici le paradoxe. La slavophilie demeure par contre une cause ardemment défendue par l'écrivain, qui le fait fort habilement en opposant le prince à un groupe de pseudo-nihilistes, préfiguration des bolcheviks, qui tentent plus ou moins d'escroquer de l'argent à Muichkine qu'ils accusent d'avoir détourné l'héritage légué par son protecteur. Ils exhibent, pour ce faire, l'un de leurs camarades, Antipe Bourdovski, communément surnommé "le fils de Pavlistchev" bien avant l'apparition du prince, alors que, preuves à l'appui (acte de naissance, etc, etc ...), Bourdovski est bel et bien le fils de l'homme dont il porte le nom. Cela permet du coup à
Dostoievski d'introduire le personnage d'Hippolyte Terentiev, carrément le meneur de la bande malgré la phtisie qui le ronge, et dont le prince, dans sa bonté quasi christique, finira par s'occuper en dépit, là encore, de la perversité morale du quasi-moribond.
Et partout, partout, outre la Folie - comme ces "yeux", ceux de Rogojine ? ceux de Nastassia ? qu'il arrive au prince de voir ici et là, avant ses crises d'épilepsie qui commencent à réapparaître - la Culpabilité. Les personnages de
Dostoievski se frappent la poitrine avec délice et implorent leur pardon avec volupté. Pardon de quoi ? de qui, surtout ? Cette culpabilité va bien au-delà d'un acte mauvais accompli dans la vie quotidienne : elle atteint une dimension universelle qui culminera dans "
Les Frères Karamazov" dont l'écrivain russe est encore loin.
Est-ce celle que dut ressentir
Dostoievski en apprenant que sa condamnation à mort, au temps de sa jeunesse, était commuée en exil, alors que lui-même estimait, consciemment ou non, ne pas être digne de cette grâce ? Mais pourquoi ? Car l'écrivain ne fut pas vraiment un comploteur dangereux. En ce cas, cette culpabilité serait largement antérieure à l'histoire de sa condamnation à mort ...
Et puis, en y réfléchissant, l'oeuvre tout entière ne repose-t-elle pas sur la culpabilité tapie au fond de l'être humain parce qu'y gisent aussi les pires instincts (voir le passage non édité à l'époque des "Démons" où
Dostoievski évoque carrément la pédophilie) ? Dans "
L'Idiot", dans "Crime & Châtiment" (où le meurtre, accompli pour des raisons soi-disant sociales, voire expérimentales, n'est ni plus ni moins que celui d'un psychopathe), dans "
Les Démons" et, bien sûr, dans "
Les Frères Karamazov", le Mal est toujours à l'arrière-plan, entraînant le péché qui doit, lui-même, amener la culpabilité et le châtiment. Mais le repentir, lui, étape ultime de la démarche, semble avoir au final peu d'importance, en tout cas pour un lecteur qui s'imagine - peut-être à tort, d'ailleurs - commencer à comprendre l'esprit oh ! combien tourmenté de
Dostoievski. Or, nul ne l'ignore - un mystique comme l'écrivain russe moins que tout autre - le Repentir est tout, justement. Cependant, il semble, après la lecture de "
L'Idiot", que la jouissance ne soit réservée qu'au crime et aux excès. L'auteur ne nie pas la nécessité du repentir - il la met dans un coin, c'est tout, et c'est comme s'il voulait l'oublier.
Provisoirement ou pour toujours ? ... ;o)