J'avais deux, trois idées en tête sur ce que je voulais voir traiter dans un roman qui s'appelle
La succession aussi, quand, dès la première page, Paul m'a emmenée à Miami dans le petit cercle des professionnels de la pelote basque, je me suis dit que j'allais être décontenancée. Ce qui a été le cas.
Le monde des joueurs de cesta punta, le Jaï-alaï donc, type de fronton spécifique à ce sport mais aussi, par métonymie, lieu où il se pratique, incluant parfois un endroit dévolu au public essentiellement des parieurs qui engraissent tout un microcosme un peu louche (je précise pour les comme moi qui n'auraient pas su). En Floride. Tout ceci résonne dans mon entendement à peu près autant que l'industrie des parapluies pour un bulot, le calcul de la courbe retour d'un boomerang pour un panda. Autant dire pas. Pas du tout.
Et j'en ai bouffé de la pelote basque. le roman est court mais ça occupe tout de même beaucoup de pages (ressenti 300). Mais comme le narrateur précise dès les premiers mots de son récit que cette période de sa vie constitue la meilleure, ces « années merveilleuses. Quatre années prodigieuses durant lesquelles je fus soumis à un apprentissage fulgurant et une pratique intense du bonheur », j'ai poliment tout lu. Ca m'a rappelé un peu
Houellebecq. Une manière d'écrire à la première personne sans y toucher, de parler de sa vie comme on mentionnerait quelque chose de lointain, mais de très précis, sur les effets de quoi on ne se répandra pas même s'il est indéniable qu'il s'agit de quelque chose d'aussi essentiel que radical. le lecteur comprend bien mais son empathie est priée de rester à distance, faudrait pas que le pathétique devienne mièvre, que la solitude soit autre chose que de l'âcre. On ne compatira donc pas, on rira doucement jaune pour faire chorus.
Mais dans les premières lignes, le narrateur est « un homme profondément heureux, comblé en toutes choses ». Ce bonheur inouï placé en initial est constitutivement construit dans un rapport d'opposition et de distance bienvenue avec ses origines « ce territoire désarticulé que j'avais abandonné, et surtout loin de ceux qui m'avaient mis au monde par des voies naturelles, m'avaient élevé, éduqué, détraqué et sans doute transmis le pire de leurs gènes, la lie de leurs chromosomes. »
Tout un programme cet incipit. Maintenant que j'ai fini le livre, je peux bien le confirmer, tout est là, une vraie scène d'exposition. L'humour, le désespoir qui rode et
la succession, aussi.
En attendant : cesta punta. Et Watson. le chien que le narrateur sauve littéralement des eaux lors d'une sortie en mer sur son petit bateau à moteur. Un amour indéfectible liera à jamais Watson à Paul. Tout en même temps qu'on fait des ronds dans l'eau, qu'on manie le chistera, on en apprend un peu plus sur les ascendants de Paul.
Katrakilis pour le côté paternel dont on retiendra un grand-père Spyridon qui a ramené de sa vie russe une lamelle du cerveau de Staline conservée dans du formol, et un père, médecin ayant la particularité d'exercer en short ou en slip. du côté maternel, les Gallieni résumés à la mère de Paul et au frère de cette dernière. Entre les deux, des relations fusionnelles au point que lorsqu'il se suicidera, elle le suivra un mois plus tard. Comme le grand-père paternel aura fait de même et que le père de Paul prendra le même chemin, on commence à entrevoir un arbre généalogique vide et pour le moins torturé.
« Notre histoire commençait avec mon grand-père, en URSS, aux alentours des années 40, et il était hors de question d'espérer remonter plus avant dans le temps. Pas un mot sur ma grand-mère, son prénom, la ville où elle habitait, sa vie ou sa mort, comme si Spyridon voulait laisser croire qu'il s'tait reproduit par scissiparité. Pas davantage d'explication sur la consonnance hellène de notre nom, les raisons de notre établissement à Moscou ou sur les circonstances d'éventuelles migrations familiales. Même vide et identique silence en ce qui concerne les Gallieni. (…) Ils travaillaient au magasin. Puis ils étaient morts. Fin de l'histoire. »
Finalement, le soleil de Floride et la cesta punta, c'est pas pire.
Je ne vais pas vous raconter tout le roman même si j'en ai très envie. Sachez seulement que le bonheur n'a qu'un temps. Des circonstances extérieures à la volonté de Paul vont mettre fin à sa carrière de pelotari. Il va devenir serveur dans un restaurant où trône la gorgeous Ingvild Lunde. Norvégienne, élégante, apaisante, « cette Ingvild Lunde incarnait à peu près tout ce à quoi peut rêver un homme depuis son adolescence, à savoir un être symbiotique ayant à la fois la taille de son père et le corps de sa mère. (…) Si les saintes existaient, elles auraient cette carnation. » Amoureux transi, notre Paul. Que la belle ait 26 ans de plus que lui ne change rien à l'affaire, « partout où était cette femme était ma maison ». Venant d'un homme qui n'a jamais entendu « des choses que tous les enfants devraient entendre, des mots qui enlèvent la peur, bouchent les trous de solitude, éloignent la crainte des dieux et vous laissent au monde avec le désir, la force et l'envie d'y vivre », on comprend l'absolue nécessité, l'émerveillement du miraculé que contient cette déclaration.
Comme le récit de Paul n'est pas chronologique, ces événements sont tissés avec d'autres. Là encore, je ne veux pas trop en dévoiler. Peut-être simplement que « Lunde » est le nom du macareux moine, un très bel oiseau. « En mer, lorsqu'il est fatigué, il se laisse flotter, repliant son bec sous son aile. » Alors Paul rêve un instant qu'il aurait pu passer sa vie à Saint-Sébastien, en pays basque, ouvrir un magasin de souvenirs norvégiens avec des petits drakkars et « accrochées partout, des photos d'Ingvild Lunde, la femme que j'aimais, dans sa plus belle et plus noble posture, flottant sur l'eau, la tête repliée sous son aile. »
Et
la succession alors ? Très vite le père de Paul meurt. Un suicide, je vous l'ai déjà dit je crois. L'héritage, le retour en France. Plein de choses se passent. Enfin, pas tant que ça, mais tout de même, un chemin, disons. de croix ? Possible. « Ensuite la maison et tout ce qu'elle contenait me tomba dessus. Les plafonds s'écroulèrent, avec ce que l'on avait entassé dans les greniers, les vieilleries et les lunes de de cette famille de cinglés alignés à la morgue, pareils à des cierges à brûler, laissant leurs merdes derrière eux, avec le sang, les viscères, les os brisés, tout ça pour l'héritier, à charge pour lui de tout nettoyer ». Là, on est au coeur du sujet que j'avais en tête et la pelote basque n'aura été qu'un divertissement au sens où l'entend Pascal, pauvre Paul !
Ensuite, ça déroule. Inexorablement.
La dernière ligne lue, dans une stupeur admirative, j'ai compris :
la Succession n'est rien d'autre qu'une splendide parce qu'inéluctable tragédie grecque. C'est construit comme cela, pour cela. Une mécanique aux ressorts parfaitement bandés, quoi qu'on y prétende. Contre le destin et les hespérophanes, que peuvent les lunde, hélas ?