Flaubert appartient à cette génération d’écrivains qui a entretenu avec le public un rapport ambigu. Avant le milieu du xixe siècle, le lecteur était cette figure abstraite que l’auteur se proposait, successivement, d’instruire et d’amuser, de terroriser et d’apitoyer quand il se faisait spectateur, de toucher et de guérir de ses passions, d’éclairer par les Lumières de la raison, d’inclure dans la grande communauté lyrique des cœurs et des âmes. À mesure que le public se transforme en « grand public », qu’il accède à la lecture par l’école et par l’industrialisation de l’imprimé, il devient une force concrète co-extensible à la société, et traversée comme elle par les conflits. Il se diversifie, se fragmente, oblige l’écrivain à se situer par rapport à des attentes contradictoires. La Révolution de 1848 marque ce que Sartre appelle « le fait littéraire le plus important du demi-siècle : le divorce – unique dans l’histoire – de l’écrivain et du public1 ». Pour le dire en termes sartriens : l’écrivain d’origine bourgeoise se retourne contre sa classe, dans une séparation qui tient en effet du « divorce » familial, sans avoir encore trouvé dans la classe ouvrière un nouvel interlocuteur. À Flaubert pourrait s’appliquer ce privilège accordé à Baudelaire par Jules Laforgue : « Le premier, il a rompu avec le public […]. Le public n’entre pas ici2. » L’image de l’entrée interdite est adéquate au territoire littéraire délimité comme un temple par la frontière qui sépare le sacré de l’Art et le peuple profane.
La lecture guérit, elle ouvre sur le monde, elle emeut. Des effets mortifères de la lecture à l’inépuisable plaisir procuré par les livres et leur dimension salvatrice, cet ouvrage explore l’expérience de la lecture. Réunissant une trentaine de contributions, il rend ainsi hommage à Philippe Chardin, grande figure de la littérature comparée française.
Pierre Bourdieu place justement Flaubert dans la catégorie des écrivains pour écrivains : il s’adresse à ses pairs, aux créateurs, seuls juges qu’il accepte pour critiques, parce qu’ils savent lire de l’intérieur