Annie Muktuk est une reine. Celle d'Igloolik, petite communauté Inuite d'à peine deux mille âmes, à l'extrême nord du Canada. Une reine explosive, excitante et superbe, fille d'Atanarjuat au caractère bien trempé. Elle tire sa puissance du sexe. Des hommes, elle fait des proies. Elle ne s'attache pas. Sauf à Moses Henry, qui depuis leur unique nuit passée ensemble, des mois auparavant, colonise ses pensées. Lui aussi est mordu, comme ensorcelé. Ce qui contrarie fortement meilleur ami Johnny, jeune homme hâbleur qui se donne des airs de John Wayne du Nord -portant parfois chapeau de cow-boy et lourde ceinture en cuir- et passe son temps libre à courir les petites inuites dont la peau foncée l'affole. Mais Johnny voit d'un mauvais oeil qu'Annie, cette fille facile et dangereuse, qui "fourre avec tout ce qui bouge", puisse se mettre entre Moses Henry et lui. Pas étonnant que cette héroïne si piquante soit au centre du recueil auquel elle donne son nom, et dont elle investit plusieurs des textes, sa voix alternant avec celle de Johnny.
Et les personnages mis en scène dans les autres nouvelles sont, chacun à sa manière, tout aussi marquants.
Une épouse profite des absences de son mari pour ruminer ses douloureux souvenirs -car "quand il n'est pas là tu peux te permettre de te souvenir pour de vrai"- en fumant clope sur clope et en buvant du vin rouge.
Josephee, qui ferait tout pour son Elipsee adorée, l'emmène passer l'été dans leur territoire d'origine, au bord du lac Nueltin, dernier espoir de la guérir du cancer dont n'ont su venir à bout les traitements des blancs.
Dans une maison de retraite, un vieillard en fin de vie se réjouit à l'idée qu'en rejoignant l'au-delà, il va enfin rentrer chez lui.
"Husky" rend un mélancolique hommage au grand-père de l'auteure, trappeur blanc ayant fait le choix de "s'assimiler à rebours" en vivant comme un inuit, entouré de trois femmes autochtones, qu'il décide un jour d'emmener en voyage à la ville, où l'étrange petite troupe se heurte au racisme.
"Mes soeurs et moi" clôt le recueil par l'histoire de trois fillettes arrachées à leurs parents, à leur mode de vie et à leur environnement pour être envoyées dans une école tenue par des religieux blancs, où on leur interdit de parler leur langue, et où elles vont subir violences et humiliations.
Cette immersion en pays inuit s'accompagne d'autant de tragédie que d'humour, de tristesse que de magie. On y découvre plusieurs manières de composer avec les traumatismes provoqués par la domination d'un envahisseur blanc dont la brutalité et le mépris se sont inscrits dans l'identité même de ce peuple qu'il a soumis à son joug. Les nombreux suicides, l'alcoolisme en témoignent, la perte et la détresse marquent les existences. Certains ont hérité d'un complexe quant à leurs origines, les poussant à s'efforcer de gommer toute trace de l'autochtone en eux, comme cette femme dissimulant le hâle de sa peau sous des manches longues et des pantalons. D'autres au contraire se font fort de rejeter toute blancheur, s'affirmant parfois jusqu'à la caricature dans la pratique de rites qu'on a voulu leur faire oublier.
Le recueil met en évidence le décalage entre une culture inuite imprégnée de spiritualité qui fait cohabiter morts et vivants, où la solidarité et les liens intergénérationnels sont omniprésents, et une civilisation blanche où le poids du moralisme a perverti la joie et la spontanéité, où l'individualisme et la cupidité prévalent sur les relations humaines.
L'ensemble est porté par une écriture dont la vitalité revigore et la sincérité transperce, souvent crue mais jamais vulgaire, car même les sujets les plus scabreux y sont évoqués avec un naturel dénué de toute perversion.
A lire.
Lien :
https://bookin-ingannmic.blo..