Saurez-vous vous arrêter à temps ? Ne laisserez-vous pas l'appât du gain, l'orgueil et l'avidité faire de vous d'éternels insatisfaits ? Je le trouve intéressant ce conte. Mine de rien, il pose en termes simples et accessibles, notamment pour des enfants, une question qui détermine beaucoup de nos choix de vie. (Je parle au sens collectif ; individuellement, j'espère bien que tout le monde n'en est pas là !)
Ce conte de la tradition populaire allemande des bords de mer dans la région de Hambourg nous présente un pauvre pêcheur qui vit dans une minuscule bicoque aussi triste que la Mer du Nord au mois de décembre et aussi puante que le dernier des bouges.
Cette fois-là encore, il ne prend rien de rien dans ses lignes, sauf à la toute dernière où il semble bien avoir capturé un turbot de belle taille qui pourra agrémenter son glauque quotidien.
Seulement voilà : quand on appuie sur le turbot, sa voix s'élève dans les tours, et le pauvre pêcheur est bien surpris de constater que le turbot est doué de la parole. Il spécifie même clairement qu'il est un prince ensorcelé et qu'il conviendrait de le laisser nager plutôt que de s'en faire un repas.
Voilà un souhait qui n'a pas fait un plie (puisque c'est un turbot) et très vite le pêcheur s'exécute et renvoie le poisson plat sur le sole (ou plutôt dans la mer) afin qu'il puisse profiter des re-flets du sole-eye sur les eaux. Néanmoins, après cette accélération subite du turbot, l'astre en se re-flétan sur les vagues donna aux immensités marines des nuances incarnadines cardines.
Le malheureux bougre s'en retourna donc sans aucune prise voir sa femme en sa sinistre masure. L'histoire ne précise pas si la charmante épouse était barbue ni si elle était plate comme une limande ou si elle nettoyait souvent ses cardeaux. (Nastasia, sans vouloir être vexante, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, sans quoi, à la longue, les calembours ça tombe à plat et c'est un vrai poisson… euh, poison.)
Toujours est-il qu'à l'annonce de l'abandon de la prise miraculeuse, la rombière qui était vraisemblablement plus morue que thon s'indigna que son mari soit resté muet comme une carpe et ait relâché si facilement le turbot sans même exiger la moindre contrepartie. En bonne maquerelle, elle lui intima donc l'ordre de retourner marcher au bord de la mer et d'invoquer le turbot pour tâcher d'obtenir une meilleure maison afin de ne plus être tassés comme des sardines.
La requête reçut satisfaction au-delà des espérances si bien que le pêcheur rentra chez lui frais comme un gardon. La femme du pêcheur sembla satisfaite… pour le moment. Mais très peu de temps après, elle osa une nouvelle requête auprès de son mari afin qu'il retournât à toute vitesse au turbot. Il la regarda avec des yeux de merlan frit en se demandant dans quelle bouillabaisse elle allait l'entraîner.
Mais ne comptez pas sur moi pour vous en révéler davantage et pardonnez-moi pour cette fin de critique en queue de poisson. Sachez seulement, pour ceux que cela intéresse, que cette histoire a été transposée dans le désert avec des chameaux sous le titre : Le Derviche Et Le Marchand. À tout le moins est-elle remarquablement similaire. J'en terminerais en précisant une nouvelle fois que cet avis où il y a à boire et à manger ne représente que l'expression d'une seule vision sur cette œuvre et quand on ne se fie qu'à un seul avis de pas grand-chose, il y a anguille sous roche.
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— Écoute, pêcheur, je te le demande, laisse-moi la vie, je ne suis pas un vrai turbot, je suis un prince ensorcelé. Si tu me fais mourir, cela t'avance à quoi ? tu ne me trouverais quand même pas à ton goût. Rejette-moi à l'eau et laisse-moi nager.
— Beuh ! dit l'homme, pas besoin de si longs discours : un turbot qui sait parler, moi, je te le renvoie à l'eau illico.
Et il le rejeta dans l'eau claire, où le turbot plongea tout droit vers le fond en laissant une longue traînée de sang derrière lui. Puis le pêcheur s'en alla et revint auprès de sa femme dans la pauvre cabane.
— Homme, lui demanda-t-elle, tu n'as rien pris aujourd'hui ?
— Non, dit l'homme. J'avais pris un turbot, qui m'a dit qu'il était un prince ensorcelé ; alors je l'ai remis à nager.
— Et sans rien demander, sans faire un souhait ? dit la femme.
— Eh non ! dit l'homme. Qu'est-ce que j'avais à demander ?
— Oh ! dit la femme, c'est pourtant assez écœurant de vivre toujours dans un vrai pisse-pot, une masure dégoûtante et qui pue ! Tu pouvais pourtant bien souhaiter une petite chaumière pour nous. Vas-y et appelle-le : tu lui diras que nous voudrions avoir une chaumière ; sûrement qu'il te la donnera.
voir aussi Le pêcheur et sa femme (Relié)
Jakob et Wilhelm Grimm
Jonas Lauströer (Illustrateur),
Payot - Marque Page - Jakob et Wilhelm Grimm - Le conte du pêcheur