Tragic Circus de Cécile Guillot et Mathieu Guibé
Un conte horrifique et touchant
L'univers circassien traverse la littérature et les arts. Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, il laisse rarement indifférent. "Tragic Circus" nous fait vivre un incroyable voyage, en forme d'aller simple, à travers nos joies et nos peurs ancestrales. Il nous laisse pantois devant la justesse des mots qui sondent l'âme humaine, révélateurs de sa complexité, de sa cruauté, de sa beauté aussi. Il participe du renouveau contemporain du merveilleux en tant qu'il façonne un espace singulier et impitoyable régi par ses propres règles. Espace public et espace intime s'y mêlent subtilement, au risque que l'on s'y perde. D'un côté, ce sont les feux de la rampe, avec les rires, les respirations suspendues et les tonnerres d'applaudissements qui accompagnent les représentations. de l'autre côté, les coulisses se dévoilent tels les reflets de fêlures personnelles et autant de fantasmes profondément enfouis. Tout est exacerbé – non-dits, drames individuels ou collectifs, sentiments, révélations – dans ce roman aux couleurs étonnantes dont Mina M a su, une nouvelle fois, saisir l'essence et la magie.
Les plumes de Cécile Guillot et de Mathieu Guibé offrent un huis clos sous haute tension, dans lequel la thématique de l'enfance – perdue ou retrouvée – occupe une place de choix. Rien d'étonnant, si l'on en croit les propos de Guillemette Tison autour du cirque en littérature :
"Dans les romans qui en parlent, l'enfant est un personnage privilégié, ce qui peut s'exprimer en termes d'espace : sous le chapiteau circulaire, l'enfant « circule », volé, vendu, donné ; ou, sédentaire, il rêve de s'évader avec la troupe. La vie du jeune saltimbanque relève à la fois de la formation et de la déformation, physique, morale. Mais le cirque est aussi pour l'enfant un lieu de passage : la parade qui défile ouvre sur bien des rêves, le clown incarne l'ailleurs. Lieu des étapes essentielles de la vie, le cirque apporte souvent l'amour, voire la mort. La vraie évasion est plus symbolique, c'est celle qu'expriment les poètes, évoquant le saut dans les étoiles qui libère l'enfant, tout comme l'artiste, de la pesanteur et de la quotidienneté. le cirque est bien, pour tout spectateur, pour tout lecteur, un espace d'enfance." (Guillemette Tison, Maître de conférences honoraire à l'Université d'Artois, Source CNDP)
À part Léon, qui assiste au spectacle dans le prologue, tous les personnages sont adultes ou presque…
Des personnages insaisissables et pourtant…
Deux histoires, parallèles semble-t-il, nous sont contées. Les chapitres alternent pour donner voix à l'une ou à l'autre. Pierre et Hortense se rencontrent, s'aiment, partagent leur amour pour la musique. Et puis, ça dérape, petit à petit, par glissements quasi imperceptibles et très bien amenés. Cãtãlina intègre le cirque, y fait la rencontre d'étranges personnages cabossés par la vie, malmenés par un directeur aux moeurs plus que douteuses. Son extrême sensibilité, héritée de sa mamaia, la pousse à oeuvrer pour réunir cette « grande famille » dont elle fait désormais partie. Mais les roulottes des uns et des autres, pourtant proches, abritent d'inavouables secrets. Ophelia – la funambule de la troupe, son histoire, ses motivations, ses choix ou ses non-choix cristallisent l'inconfort du lecteur. Femme-enfant, femme-objet, elle entretient avec les autres des relations qui ne tiennent qu'à un fil. C'est ce qu'elle sait faire d'ailleurs. Mais jusqu'où peut-elle aller ainsi ? Où se trouve la limite entre la normalité et l'anormalité ? Nul ne peut répondre à cette question que le roman ne cesse de poser au lecteur.
Des personnages insaisissables et pourtant… ils évoluent ensemble, dans un milieu où leurs tares – leur art ? – constituent à la fois leur marque de fabrique et leur monnaie d'échange, condition de leur survie finalement. On se rend compte très vite qu'ils sont prisonniers du monde effroyable, qu'ils dépendent les uns des autres au point de taire certaines pratiques abominables. Même Cãtãlina se heurte à des résistances qu'elle juge incompréhensibles. Qui est le pantin de qui ?
J'ai été saisie (d'effroi) par la fin implacable, sans concession. Je n'en dis pas plus. Il faut lire le livre pour la découvrir. Évidemment.
Le cirque n'est pas votre tasse de thé ? Et si l'amour, le langage et la musique l'étaient davantage…
"Il leva alors son archet et se mit à caresser les cordes de son violon. Les notes s'égrenaient, suaves et inspirées. Hortense se balançait tendrement au rythme de la mélodie puis, le moment venu, y apposa sa voix. Une voix pure et cristalline de soprano, une voix divine qui allait à merveille avec ses traits délicats. À chaque fois que Pierre entendait ce timbre mélodieux, son coeur chavirait d'amour. La mélopée se fit plus intense, plus dramatique, plus lourde même, et le chant se nuança en devenant plus aérien. […] Soulagé mais toujours concentré, le virtuose posa son violon, qu'il troqua contre un piano à queue pour le morceau suivant. Dans la musique, sa femme l'entraînait dans un autre univers où ils n'étaient plus que deux, il s'y laissait bercer par le chatoiement des notes tandis que ses doigts continuaient à chatouiller le clavier, comme mus par une volonté propre."
Bien sûr, la thématique du cirque traverse le roman. Mais c'est le milieu artistique élargi, la vie même, qu'il faut considérer ici. Les voix, les silences, le langage du corps des personnages se mêlent au fil des pages et dessinent les contours de la tragédie. L'homme sans visage – le taiseux, Miss Audrey – la poupée d'Adam le ventriloque – y ont toute leur importance et leur place. Les rôles secondaires n'existent pas. Comme dans la vraie vie.
"Tragic Circus" est un COUP DE COEUR, que j'ai dévoré en deux soirées, déraisonnable que je suis… Mais, à ma décharge (oui, quand même !), le suspense est tel qu'il est très difficile d'arrêter la lecture. Encore un chapitre et je lirai la suite plus tard… Non, ça ne marche pas comme ça… Les chapitres courts, le rythme et les rebondissements accrochent, l'écriture poétique enchante et l'on n'a pas envie de briser ce fil ténu qui nous relie d'une manière ou d'une autre à chacun des personnages.
Une pépite !
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