Essai
Brèves réflexions sur
Cioran, sur cet autre discours de soi-même
Par Yosr BLAIECH
L'ouvrage de
Aymen Hacen intitulé le Gai désespoir de
Cioran est une étude entamée d'abord au niveau d'un mémoire de maîtrise soutenu à l'ENS en 2004. le jeune chercheur a repris ensuite cette étude pour en faire un ouvrage dû à cet attrait particulier qu'exerce sur lui
Cioran, auteur de
de l'Inconvénient d'être né. On lit d'ailleurs dans la dédicace : «A ma mère, encore et toujours, malgré mon regret d'être né». Et il précise dans l'introduction : «Et si l'on nous
demandait de justifier notre choix d'avoir consacré cette étude à
Cioran, nous dirions que c'est ce que nous appelons aujourd'hui son ‘‘gai désespoir'', que nous ressentions instinctivement depuis plusieurs années comme une obscurité lumineuse ou un fiel robotatif, qui est à l'origine de notre passion pour lui».
Plus qu'une recherche académique, le travail de Hacen est l'exploration d'une pensée, le lieu d'une filiation. le titre de l'étude déroute tout en produisant un effet d'écho. Il est en fait une sorte de collage dont le résultat est un oxymore qui provient d'une association entre le Traité du désespoir de Kierkegaard et le Gai savoir de
Nietzsche, ce clin d'oeil est dû à la «nature» même de l'écriture de
Cioran qui relève en même temps de la philosophie et de la littérature.
Aymen Hacen semble fortement marqué par
de l'Inconvénient d'être né et par les autres écrits de
Cioran qu'il fait dialoguer avec les textes de
Nietzsche, Kierkegaard et d'autres philosophes, il est précisé à la quatrième de couverture: «...
Cioran retient de Kierkegaard son existentialisme mélancolique à la lumière duquel il a pu dialoguer avec Dieu et repenser toutes les catégories théologiques, morales et sociales nées du christianisme. de
Nietzsche, qui est comme lui fils de religieux,
Cioran a gardé sa ‘‘généalogie'' qui a pour ambition de couper les illusions à la racine, ainsi que son sens du mot cinglant qui apparaît dans l'écriture fragmentaire et aussi sa vie de philosophe libre et révolté qui a poussé ses idées jusqu'à la démence».
Le tragique de l'homme le Gai désespoir de
Cioran est une étude où la citation, parole de l'autre, relance le discours et donne un nouveau souffle à la réflexion. Il y est d'ailleurs fait référence à La Seconde main ou le travail de la citation d'
Antoine Compagnon qui constate que la citation «travaille», «habite», «ébranle», «provoque», «déplace la force» de l'écrivain et le «poursuit» jusqu'à ce qu'il la «greffe» sur son propre discours.
Antoine Compagnon est évoqué en ce qui concerne l'écriture de
Cioran, mais le texte de Hacen est habité par la citation et illustre parfaitement ces affirmations. La présence insistante de celle-ci ne se justifie pas toujours par le caractère académique de son travail. En effet, dans une étude remarquable par sa précision où le souci de l'analyse explore parfois les détails infimes de l'écriture,
Aymen Hacen semble procéder à une quête de réponse à des interrogations qu'il ne formule pas mais qui se lisent à travers le dialogue des citations entre elles et là où il cherche des réponses, le texte se rebiffe pour le mettre face à de nouvelles interrogations. Ainsi la question du suicide est posée comme un choix rejeté par le fameux texte de Camus extrait du Mythe de Sisyphe : «Conscience et révolte, ces refus sont le contraire du renoncement. Tout ce qu'il y a d'irréductible et de passionné dans un coeur humain les anime au contraire de sa vie. Il s'agit de mourir irréconcilié et non pas de plein gré. le suicide est une méconnaissance. L'homme absurde ne peut que tout épuiser, et s'épuiser. L'absurde est sa tension la plus extrême, celle qu'il maintient constamment d'un effort solitaire, car il sait que dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi. Ceci est une première conséquence». La position de
Cioran est tout autre, note l'auteur, car il «fait fi de tout type d'engagement»; au contaire, ses propos sont cyniques, il avance : «Je crois au salut de l'humanité, à l'avenir du cyanure...». Cette citation en dit long sur la position de l'auteur des
Syllogismes de l'amertume. Mais ce que l'étude essaie de démontrer, c'est que
Cioran n'est ni nihiliste ni pessimiste, «le gai désespoir» est un état qui autorise au rire et à l'ironie face à la situation
tragique de l'homme.
Cioran est d'ailleurs cité en ces termes : «... Je ne suis pas nihiliste, parce que le rien est encore un programme (...) On dit que je suis pessimiste, ce n'est pas vrai! Ces catégories scolaires sont grotesques. Je sais exactement ce qu'est le pessimisme. Mais, comme vous venez de le dire : il y a une différence fondamentale entre le pessimisme comme système et l'expérience quotidienne du pessimisme, qui naît tout simplement de l'expérience d'être un être vivant» (in
Cahiers, 1957-1972, Paris, Gallimard, NRF, 1997, p. 782). Selon
Aymen Hacen : «L'extrême lucidité de
Cioran l'apparente au scepticisme de
Montaigne, aux crises religieuses et mystiques de Pascal, au pessimisme
De La Rochefoucauld, aux portraits de la Bruyère, à la révolte de Chamfort et aux réflexions avant-gardistes, Joubert sur la thérapie par l'écriture». L'écriture fragmentaire de
Cioran serait, selon l'auteur de l'étude, à l'origine de cette parenté qui se vérifie à travers la variété de son discours. L'étude de
Aymen Hacen, tout académiques qu'en furent les débuts, excède le cadre de la recherche scientifique pour devenir une quête personnelle de quelque chose qui demeure indéfini et pousse à l'écriture. Il s'agit d'un parcours initiatique à travers la bibliothèque.
Y. B.
(La Presse de Tunisie du lundi 31 décembre 2007)
Le Gai désespoir de
Cioran,
de
Aymen Hacen, Ed. Miskilani 2007, 181 pages, 12 D.