Écrite en trois mois, cette pièce a été accusée de n'exister que pour damer le pion à
Jean Racine qui préparait une pièce exactement sur le même sujet. Deux cent quarante ans après,
Phèdre de Racine est toujours jouée alors que les vers de Pradon sont, je crois, bien oubliés. S'il ne s'agit que de comparer lesdits vers à ceux de Racine, il est clair que Pradon n'est pas à son avantage. La poésie, la sonorité, la richesse des rimes ne sont pas au rendez-vous. Certaines tournures sont bancales, les rimes se répètent, certains vers ne sont là que pour faire tampon et apporter leur rime finale.
Il y a en revanche beaucoup plus d'inventions dans le déroulement dramatique. Certes la pièce de Pradon et celle de Racine ont des points communs dans le déroulé de l'action mais il s'agit de l'héritage des auteurs précédents et en particulier de
Gabriel Gilbert qui a écrit Hypolite, ou le garçon insensible trente ans avant eux. L'intervention d'Aricie est en revanche une nouveauté commune et je ne saurais dire s'il s'agit du résultat d'indiscrétions d'un des deux auteurs. Aricie leur permet de rendre Hippolyte enfin sensible aux charmes des femmes (contrairement à la tradition grecque et latine) mais elle joue chez Pradon en plus le rôle de confidente de
Phèdre ce qui la place dans une situation inconfortable de rivale contrainte au silence. Comme Gilbert avant lui, Pradon atténue les sujets de l'inceste et de l'adultère en situant l'action avant l'hyménée prévu entre
Phèdre et Thésée. Ce dernier a aussi un rôle bien plus important que dans les autres pièces. Impulsif et coléreux, il précipite ce qui pourrait presque être un malentendu de vaudeville (j'exagère) dans la tragédie. A noter, que beaucoup de scènes réunissent les quatre personnages principaux Hippolyte,
Phèdre, Thésée et Aricie qui ont, quantitativement mais pas qualitativement, quasiment des rôles d'égales importances. Puisque les personnages dialoguent beaucoup, le malentendu demeure, entretenu par
Phèdre, parce qu'Aricie (au moins jusqu'au cinquième acte) a peur de
Phèdre, et qu'Hippolyte, par honneur, ne veut pas la compromettre (ce qui est le ressort classique de cette tragédie dans toutes ses versions).
La scène III du dernier acte est très embrouillée : Aricie est convaincue que Thésée l'a trompée mais la situation se retourne brutalement et elle raconte à Thésée comment
Phèdre aime Hippolyte. Thésée, très versatile, est prêt à pardonner à son fils mais s'emporte de nouveau contre lui lorsqu'il apprend de
Phèdre l'a suivi sur le chemin de l'exil au début de la scène IV.
Terminons avec le personnage de
Phèdre : c'est sans doute la
Phèdre la moins avenante que j'aie rencontrée pour l'instant dans la littérature. Dans beaucoup de textes, sa culpabilité est atténuée par l'intervention d'une confidente ou d'une nourrice (Achrise chez Gilbert ou Oenope chez Racine, par exemple). Ici, elle est possessive avec Hippolyte, manipulatrice avec Thésée, menaçante avec Aricie. C'est elle qui laisse croire à Thésée que son fils lui est déloyal, son amour absolu se transformant en haine. Même lorsqu'elle se poignarde sur le cadavre d'Hippolyte (cette scène est racontée), son sang rejaillit sur celui-ci, soi-disant pour le ressusciter mais peut-être symboliquement pour le couvrir de la responsabilité de toute la tragédie.
Même si cette pièce n'est pas un monument de l'alexandrin, elle apporte de vraies nouveautés dans la dramaturgie et une approche encore différente du personnage de
Phèdre. Elle mérite donc d'être lue ... et de sortir un peu de l'oubli !