Pour ce qui est du sujet de la Serpe, la première partie de la quatrième de couverture est parfaite dans le genre informatif : dates, lieu, personnages, faits. Je vous y renvoie. J'ai appris récemment qu'une bonne chronique littéraire devait parler du livre, pas de son sujet. L'excuse est bonne pour ne pas tenter un (énième) résumé de l'histoire (merci, Philippe Annocque).
Malgré ses nombreuses références clin d'oeil aux méthodes de détectives littéraires populaires (Poirot, Columbo, la petite bande du Club des cinq,...) Philippe Jaenada ne fait pas que de la littérature dans La Serpe.
On comprend et on croit très vite à la force de son engagement, à sa volonté de ne rien rater de ce que les autres ont vu, dit et écrit sur l'affaire, mais surtout d'aller encore plus loin en quête de ce qui leur aurait échappé, ou qu'ils auraient volontairement déformé.
Il ne s'en vante pas, c'est pas son genre, mais il suffit de lire La Serpe pour comprendre combien il a payé de sa personne pour mener son "enquête" : avant d'écrire, il a sans doute passé des jours et des nuits à consulter des montagnes de comptes rendus judiciaires, de correspondances, de témoignages, à lire la presse de l'époque, à prendre des notes, à compiler, à comparer.
Ensuite, se rendre sur le lieu du drame, s'isoler, s'imprégner, au risque ou à la chance de perdre ses propres repères.
On sent qu'il a même parfois pensé à l'échec de son entreprise (bizarrement un seul des 21 chapitres, le douzième porte un titre, "Tunnel", tiens pourquoi ?).
C'est cette démarche d'immersion en décor naturel - un repérage à posteriori - qui sert de structure au roman.
Parti de Paris au mois d'octobre 2016, le romancier-narrateur va passer une dizaine de jours tout seul à Périgueux, tourner autour du château d'Escoire où a eu lieu le massacre à la serpe soixante quinze ans plus tôt, et du tribunal où le procès s'est déroulé en mai 1943.
Il raconte le voyage, sa voiture de location mal réglée, l'hôtel Mercure de Périgueux où il n'y a pas de mini bar ; les (nombreuses) sculptures rouillées de Jean-Pierre Rives l'ancien rugbyman qui décorent la ville ; les œufs frais que des enfants lancent sur lui depuis un balcon (sorte de lynchage rural qui postfigure en moins tragique les relations difficiles de la famille Girard, propriétaires parisiens fortunés, avec leurs métayers durant l'Occupation).
Et à chaque chapitre, il interrompt son journal de bord périgourdin et remonte le temps pour nous plonger dans une bonne tranche de l'affaire Girard : comment tout a commencé, l'entre deux guerres, la personnalité étrange du jeune Henri, son mariage précoce en 38, sa captivité, son évasion, son kidnapping contre rançon dans Paris occupé.
Puis on abandonne la chronologie, avec la transformation d'Henri après son emprisonnement : acquittement, nouvelle femme, enfants, dilapidation de son héritage, vie aventureuse en Amérique du Sud, retour et écriture sous le pseudo de Georges Arnaud, le Salaire de la Peur, succès, remariage, engagement contre la torture en Algérie avec Vergès, et pour finir, installation en Espagne.
Puis retour arrière avec le procès à Périgueux en mai 43 (mais toujours rien sur les meurtres sanglants de 41... patience) : la formidable figure de Maître Maurice Garçon, ses méthodes, les trois jours d'audiences, la délibération express du jury, le verdict.
Je conseille de ne pas lire certaines pages de La Serpe avant d'aller dormir, surtout ni c'est, comme moi, dans les étages d'un vieux château (cette nuit-là j'ai entendu les boiseries grincer, et j'ai dû me retenir de me lever pour aller vérifier la fermeture des portes). Une scène de crime effroyable, pas d'empreintes malgré le sang répandu, des accès apparemment inviolés, des toiles d'araignée qui font office de scellés, une panne d'électricité opportune, des indices trop bien placés : tous les éléments d'un mystère criminel qu'on croirait tirés grand classique de la littérature policière...
Là, je commence à dériver sur le sujet, revenons au livre...
Jaenada est réputé pour ses digressions familières (et/ou familiales) souvent cocasses, on les attend, on les savoure, on n'est pas déçu.
Il y a celle sur Houellebecq s'enfuyant à la cloche de bois de l'abbaye périgourdine où il était venu travailler sur Huysmans et Soumission ; infiniment touchante, une postface à La Petite Femelle avec des nouvelles d'Essaouira où a été inhumée Pauline Dubuisson, pour des compléments d'information ; des voix du passé : la triste destinée d'adulte de Bébé Cadum, celle beaucoup moins triste et plus longue de la fameuse Pompe funèbre responsable du décès scabreux de Félix Faure, etc.
Je n'ai pas sous la main ses précédents romans (que j'ai lus et beaucoup aimés) sur Bruno Sulak et Pauline Dubuisson, mais j'ai l'impression qu'avec Henri Girard, Jaenada est allé encore plus loin dans l'implication personnelle. Et au départ ce n'était pas gagné car contrairement à Sulak et Pauline, Henri Girard (alias Georges Arnaud) n'est pas beau du tout et pas très attachant. C'est plus facile quand les personnages malmenés par la vie ont des physiques angéliques et qu'ils irradient une lumière séductrice qui fait contraste avec leur part d'ombre. Si Jaenada s'est vraiment forcé pour Henri (mais c'est peut-être juste une habile manipulation d'écrivain pour emballer le lecteur, auquel cas je me suis fait avoir avec plaisir !), l'effort valait la peine, et le résultat est d'autant plus réussi.
Georges Arnaud a dit un jour qu'il voulait faire un livre sur la rencontre d'un père et de son fils. Il ne l'a jamais écrit (on comprend pourquoi en lisant La Serpe). Avec La Serpe, Jaenada le fait à sa place, in memoriam. L'amour de Georges Girard pour son fils Henri est au cœur du drame, et celui de Philippe pour son fils Ernest, quotidien et vrai, offre un contrepoint consolateur, léger et souriant, à une apocalypse familiale qui fend le cœur.
Lien :
http://tillybayardrichard.ty..