A mi-parcours des années 80's, ou même avant, quelle importance tant l'histoire est intemporelle, dans une banlieue industrielle parisienne, pauvre et délabrée: les trajets borderline, torturés et glauques, violents et parallèles de deux paumés urbains et de quelques protagonistes satellitaires emportés ad patres par la dinguerie assassine d'un mari jaloux et abandonné.
Le lecteur va évoluer au coeur d'un huis clos typique du néo-polar, oppressant et intriguant, jusqu'à l'épilogue final qui va lui offrir (point d'orgue suprême, et je pèse mes mots) une mise en abîme phénoménale.
Le syndrome de Diogène: nul doute, vous en avez entendu parler. Un syndrome psychiatrique qui impose, entre autres, à celui qui le subit de conserver chez lui tous les déchets qu'il produit. La conséquence immédiate est, pour lui, une totale vie de reclus où son hygiène physique et mentale n'est plus qu'un fantôme du passé. Son isolement social est enfin brisé quand les services sociaux interviennent, à moyen ou long terme, lorsque le voisinage commence à percevoir les odeurs induites.
Et là, concernant les héros principaux de "
La bête et la belle", c'est la Police, plus que la psychiatrie, qui va prendre en charge les suites à donner à la découverte du dépotoir à ciel fermé. L'appartement, encombré du sol au plafond, ses deux occupants marginalisés, les cadavres qu'on va y trouver, vont être les points de départ d'une enquête étonnante sur une série de meurtres jusqu'alors inexpliqués.
La suite appartient au roman... et n'est pas sans surprises. le lecteur pensera jusqu'aux dernières pages tout maîtriser de l'intrigue en cours et surtout de sa conclusion. Il se trompe: l'épilogue est à double détente. La seconde est implacable et le laissera sur le c**.
Thierry Jonquet applique à ses mises en abîme le système à deux lames de certains rasoirs jetables: la deuxième coupe le poil avant qu'il ne se rétracte sous l'assaut de la première.
Roman choral, "
La bête et la belle" donne tour à tour la parole aux différents protagonistes. Ces derniers ne possèdent pas vraiment de noms, seuls de banals substantifs les désigne, il y a:
_le Coupable qui, comme dans Columbo, si je peux tenter le rapprochement, est connu d'emblée du lecteur désormais fixé. Il est le propriétaire de l'appartement obstrué, sa femme veut le quitter et ...
_le Vieux Léon, clodo en plein hiver, sale et repoussant, qui va trouver toit, pitance, alcool et amitié dans le tas d'ordures immobilier occupé par le Coupable.
_et Gabelou, seul nommé de son patronyme, flic aux aguets du (ou des) tueur(s) à ferrer.
4 de couverture: "Léon est vieux. Très vieux. Léon est moche. Très moche. Léon est sale. Vraiment très sale ! Léon se tient très mal à table. C'est dans sa nature. C'est triste ? Non. Léon a enfin trouvé un ami, un vrai de vrai ! Seulement voilà, le copain en question est un peu dérangé. Parfois dangereusement. Mais Léon est indulgent envers ses amis. Pas vous ?"
D'autres protagonistes n'interviennent que le temps de finir leurs vies:
_Les victimes donc: la Vieille ("suicidée" au gaz), le Commis-boucher (accident de la route maquillé) , le Gamin...etc
Un autre, enfin, pour mettre de l'huile sur le feu:
_L'Emmerdeur (assureur flaireur d'arnaques à l'assurance).
Pour décrire l'ambiance régnante: nul besoin de mots; se reporter simplement, si vous l'avez déjà supportée jusqu'au bout sans faillir, à celle suintant du film "Série Noire" (1979) d'
Alain Corneau avec Patrick Dewaere et Myriam Boyer. C'est glauque à souhait, noir et sans espoir, violent et saignant. C'est un huis clos oppressant et sans issue, tourné en couleurs; mais le noir et blanc bien sombre aurait presque mieux convenu.
Les phrases de Jonquet sont brèves, sans effets littéraires, le propos est essentiellement factuel, sans artifice. Pas de belles phrases. La recherche de l'essentiel prime. Cette manière est totalement volontaire, délibérée. Il en ressort un effet réaliste exacerbé, une déshumanisation presque choquante de la situation, qui pousse le lecteur parfois à l'abandon quand le sinsitre et le malsain le frôlent de trop près. On baigne dans le fait divers sordide. Pas d'empathie; si ce n'est que le final grandiose la restitue et l'exponentialise.
Quelle prouesse d'auteur que celle qui gruge ici le lecteur en le plaçant sur le plan d'une réalité trompeuse, l'amène à se dire qu'il vient de parcourir 181 pages en se faisant mener par le bout du nez ?
Fascinant.
A lire. Absolument. Pour le simple plaisir de se faire berner.
Pour celles et ceux qui connaissent, il existe un équivalent d'auteur en SF, à agir de même, à bluffer, à tromper et à gruger: c'est
Christopher Priest. Jonquet en ce domaine n'est pas mal non plus. D'autant que "
Mygale", du même, en ces trompe-l'oeil, était déjà très efficace.
Gallimard, éditant la collection "Série Noire", ne s'y était pas trompé en 1985: Jonquet, en insigne honneur remis, s'était vu avec "
La bête et la belle" confier le 2000ème titre de la série. C'est dire. D'autant que le roman reçut le Trophée 813" la même année.
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