Savez-vous que pendant vingt-cinq ans il a été interdit de prononcer son nom en public ? Que tous les livres, tous les textes historiques furent purgés du nom de Mossadegh ? Et figurez-vous qu'aujourd'hui des jeunes gens, dont on supposait qu'ils ne pouvaient rien savoir de lui, vont à la mort en portant son portrait. Vous avez là la meilleure preuve de ce que provoque une telle réécriture de l'Histoire. Mais cela, le shâh ne le comprenait pas. Il ne comprenait pas que, si l'on peut anéantir un homme, il ne cesse pas d'exister pour autant. Au contraire, il commence à exister d'autant plus, si je puis dire. Tel est le genre de paradoxe avec lequel aucun tyran ne peut transiger. La faux tranche, et aussitôt l'herbe se remet à pousser. Coupez encore et l'herbe pousse plus vite que jamais.
Tout ce qui constitue la partie extérieure, visible d'une révolution disparaît rapidement. Une personne, un individu a mille façons d'exprimer ses sentiments et ses pensées. Il est d'une richesse sans bornes, il est un monde dans lequel on peut toujours découvrir quelque chose de neuf. Une foule, en revanche, réduit l'individualité : une personne dans une foule se limite à quelques types de comportement élémentaires. Les formes sous lesquelles une foule exprime ses aspirations sont extraordinairement maigres et se répètent continuellement : manifestation, grève, marche, barricades. C'est pourquoi on peut écrire un roman sur un homme, mais pas sur une foule, jamais. Quand la foule se disperse, que chacun rentre chez soi au lieu de se rassembler, on dit que la révolution est finie.
Chaque nation se croit ou se veut libre, indépendante, chérit ses propres valeurs et tient à ce qu'on les respecte (et se montre particulièrement susceptible dans ce domaine). Même les nations petites et faibles - surtout elles -, détestent les sermons, et se rebellent contre quiconque essaie de les dominer ou de leur imposer ses valeurs, souvent suspectes. Les peuples admirent parfois la force des autres - mais de préférence à une distance prudente, et certainement pas quand on veut l'utiliser contre eux. Tout pouvoir a sa propre dynamique, ses propres tendances dominatrices, expansionnistes, son besoin lâche et obsessionnel de piétiner les faibles. Telle est la loi du pouvoir, que tout le monde connaît. Mais que peuvent faire les plus faibles ? Ils ne peuvent que se barricader, de crainte d'être engloutis, dépouillés, enrégimentés dans une conformité de démarche, de visage, d'expression, de langue, de pensée, de réaction, contraints de donner leur sang et leur vie pour une cause étrangère, et finalement d'être complètement anéantis. D'où leur dissidence et leur révolte, leur lutte pour une existence indépendante, leur combat pour leur propre langue.
Les causes des révolutions, il faut habituellement les chercher dans les conditions objectives - la pauvreté générale, l'oppression, les abus scandaleux. Mais ce point de vue a beau être juste, il reste unilatéral. Après tout, de telles conditions existent dans une centaine de pays, alors que les révolutions éclatent rarement. Ce qu'il faut, c'est la conscience de la pauvreté et la conscience de l'oppression, la conviction que la pauvreté et l'oppression ne sont pas l'ordre naturel de ce monde. Il est curieux que dans ce cas l'expérience, en elle-même et par elle-même, ne suffise pas, si douloureuse soit-elle. L'indispensable catalyseur est le mot. Plus que les pétards ou les stylets, ce sont les mots - les mots incontrôlés, en libre circulation, les mots clandestins, rebelles, sans uniforme, non certifiés - qui effraient les tyrans. Mais parfois ce sont les mots officiels, en uniforme, certifiés, qui amènent la révolution.
25 octobre 2013
Quand Ryszard Kapuscinski arrive comme journaliste en 1958 à Accra, la capitale du Ghana, il ne peut soupçonner que ce voyage sera le début d'une passion qui ne le quittera plus jamais. Pendant des années, ce grand reporter doublé d'un écrivain sillonne le continent noir, habite les quartiers des Africains, s'expose à des conditions de vie qu'aucun correspondant occidental n'aurait acceptées. Observateur exceptionnel, il croise des potentats comme Nkrumah, Kenyatta ou Idi Amin, témoigne de coups d'Etat et de guerres civiles ; il essuie des fusillades, affronte des tempêtes de sable et supporte l'indescriptible chaleur africaine. Mais Kapuscinski s'intéresse surtout aux gens et sait gagner leur confiance. le tumulte de la vie quotidienne africaine le passionne davantage que les corruptions, les épidémies et les guerres meurtrières. Ce livre majeur, attendu depuis longtemps, a reçu en 2000 le prestigieux prix littéraire italien Viareggio. "(...) un chef-d'oeuvre hybride et bouleversant ; peu de livres ont fait sentir l'Afrique d'aussi près." Jacques Meunier - "Le Monde"
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