Voilà un roman saisissant, traitant de deux sujets sociétaux. Alors ça se passe en Corée du sud, mais dans une moindre mesure cela aurait pu se dérouler en France.
On va suivre la vie, sur une courte période, de notre protagoniste. On va partager ses réflexions sur ce qui fait son quotidien, sa fille qui la sollicite pour venir vivre chez elle le temps de trouver un logement et son emploi en qualité d'aide-soignante dans une maison de retraite.
Ce qui va faire une grosse différence, c'est le contexte, cela se passe en Corée du Sud, un pays visiblement assez conservateur et traditionaliste.
Parce que vous direz, une fille qui demande à mère de l'héberger n'a rien d'anormal, mais le souci pour la mère (qui est le point de vue du roman) est que sa fille va venir avec son amie Lane, mais qui se révèle être plus qu'une amie, c'est la conjointe de sa fille. Et l'homosexualité est très mal perçue en Corée du Sud.
La mère se voit donc accablé de honte et tiens des pensées parfois très dures à l'encontre de sa fille, et même des échanges de paroles, elle ne conçoit pas cela possible, que de son opinion, sa fille gâche sa vie ainsi. Une fille qui de plus donne des cours en université, mais est actuellement en grève pour combattre un licenciement abusif sur fond d'homophobie.
Alors que la mère reproche à sa fille son engagement pour une cause qu'elle ne juge pas noble, elle va dans le même temps de son côté rentrer dans un combat avec son employeur au sujet des conditions de la personne âgé qu'elle a en charge.
C'est très intéressant, car nous n'avons que le point de vue unique de la mère qui ne voit pas qu'au final elle est engagée dans une lutte tout comme sa fille, mais qu'elle ne considère que la sienne comme juste.
C'est assez prenant comme lecture, les sentiments de la narratrice sont bien retranscrits et aident à s'imprégner de son ressenti, c'est une lecture qui reste édifiante et pourrait pousser le lecteur à sa propre introspection sur comprendre autrui.
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Le poids des traditions donne aux comportements une aura de vérité immuable. L'on doit dire ou ne pas dire tel ou tel mot, l'on doit accepter l'organisation sociale, aussi absurde puisse-t-elle être. Toute loi devient organique dans le sens où elle devient partie intégrante de l'individu. Tels des mantras, la vérité devient une règle organique, physiquement impossible à extraire de chaque être, sous peine de rendre l'existence de la personne qui y croit physiologiquement impossible. L'instinct de conservation de la mère dicte à celle-ci des mots qu'elle ne maîtrise pas, elle ne peut physiquement vivre avec l'homosexualité de sa fille.
Elle ne peut, de la même manière, supporter le traitement inhumain d'une personne âgée dont elle a la charge. Elle a construit une relation avec cette personne qui dépasse le cadre de son métier d'aide-soignante.
Ce même souci du respect, partie intégrante de la tradition, la pousse à des actes dictées par la seule manifestation de la vérité, par delà les contingences sociales et les obligations qui s'y réfèrent. Elle est prisonnière dans les deux cas de la religion intangible de la Vérité née de principes répétés depuis la nuit des temps.
L'homme vit avec la femme, fonde une famille, a des enfants et le bonheur naît de cette union.
La personne âgée doit être respectée, protégée et soignée jusqu'à son dernier souffle, quelle qu'en soit le prix, cela est inscrit sur les tables de la loi universelle des hommes.
Ces deux principes sacrés sont violés allègrement dans son environnement de femme mûre, aux certitudes définitives.
Seul le danger généré par son comportement peut faire vaciller sa vision figée et instiller un doute. le mélange des deux évènements assouplit les rapports entre les êtres, aboutissant à une succession de compromis heureux.
Premier livre de l'auteure, elle touche du doigt les limites de notre tolérance aux changements de moeurs qui choquent notre conscience, de bonne foi car forgé dans une vérité mille fois assénée.
Les deux traductions de cette intolérance sont en opposition totale, pour de mauvaises et de bonnes raisons.
A lire, beaucoup d'humanité se dégage de ce texte.
Merci
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— Vous êtes l’autrice du livre intitulé Les enfants de la frontière,
paru en 1989. Vous y racontez la vie d’enfants nés en Corée et adoptés
aux États-Unis. L’histoire d’un garçon de dix ans, Brandon Kim, ou
Brandon Lee, son histoire m’a marqué. Adopté par une famille
blanche, il est renvoyé au bout de cinq ans. Vous-même, l’avez-vous
suivi durant toutes ces années pour recueillir son témoignage ? Et
pourriez-vous également nous dire comment vous avez fait sa
connaissance ?
Quand le jeune homme à la casquette de base-ball a donné le
signal, après avoir fixé la caméra, un autre jeune homme, rajustant ses
lunettes rondes, s’est mis à parler. Sa voix qui tremblait comme une
feuille de métal au début a rapidement retrouvé son calme.
— Sinon, pouvez-vous nous parler du centre éducatif de L.A. ?
Dans votre livre, vous expliquez que c’était un centre alternatif. J’ai
entendu dire qu’il s’agissait du premier établissement de ce type pour
les enfants d’immigrés. Vous écrivez aussi que vous vous êtes occupée
vous-même de toutes les démarches administratives, par exemple
pour obtenir l’homologation de l’établissement ou bien des
subventions. Quelles ont été les principales difficultés auxquelles vous
avez été confrontée lors de vos démarches ?
La voix du jeune homme flotte dans la salle rectangulaire avant de
s’éteindre. Le silence lui succède. Un silence tel que l’on peut
entendre quelqu’un marcher sur la pointe des pieds dans le couloir.
Pendant tout ce temps, les yeux de Jen sont restés fixés sur un coin de
la table. Elle semble perdue dans cet endroit où elle n’entend ni ne
voit plus rien. Peut-être est-elle intimidée par la présence de ces
étrangers. Je m’apprête à aller vers elle mais le jeune homme lève une
main, l’air de dire ça va aller.
— Alors, vous vous rappelez le Centre de conseil des droits de
l’homme pour les immigrés que vous avez ouvert dans les années
1980 ? C’était à Busan, pas à Séoul. Aviez-vous une raison particulière
pour choisir cette ville ?
Le cameraman relève la tête et la secoue en direction du
journaliste. Les deux jeunes gens semblent dialoguer du regard.
— Je meurs de faim.
Jen tape sur l’accoudoir de son fauteuil roulant. On dirait que je
suis la seule à l’avoir entendue. L’interview se poursuit comme si de
rien n’était.
— Qu’en est-il du forum d’Osaka qui s’est tenu au début des
années 1990 ? Une polémique avait éclaté après des critiques sur le
gouvernement coréen. Vous aviez été interdite de séjour en Corée
durant un certain temps, vous en souvenez-vous ?
Le jeune journaliste présente à Jen des photographies et des
articles découpés dans de vieux magazines. Sur l’une des photos, Jen,
portant de drôles de lunettes qui lui mangent le visage, s’adresse à
une assemblée depuis un podium. Sur une autre, on la voit entourée
d’Occidentaux. Tous se tiennent par les épaules. Mon attention reste
brièvement captive de ces images d’un autre temps.
— J’ai faim maintenant. Je vous dis que j’ai faim.
Jen se retourne. Elle se met à cogner sur la table avec le poing.
Debout à côté de la porte, je lui réponds, le cœur serré par l’angoisse.
— Oui, nous allons bientôt manger. Patientez encore un moment.
Dites-leur quelque chose, ils sont venus de loin pour vous voir.
— Vous servez quoi aujourd’hui ? Du gâteau ?
D’un sourire, j’essaye de la calmer tout en me demandant si ce
que disent ces jeunes gens est vrai. Si cette vieille femme frêle qui ne
pense qu’à manger, chier et dormir a vraiment fait ce qu’ils racontent.
Était-ce si important que cela justifie leur déplacement jusqu’ici pour
l’interroger ? Si oui, que fait-elle dans un tel endroit ? Ou est-ce
justement parce qu’elle a fait ce qu’ils disent qu’elle a atterri ici ?
— Vous ne vous souvenez de rien ? Et Tipat, c’était un
Cambodgien, non ?
Le journaliste s’égare, le cameraman le corrige :
— Un Philippin.
— Oui, c’est ça, Tipat le petit Philippin. Vous étiez sa marraine,
n’est-ce pas ? Vous l’avez pratiquement élevé jusqu’à sa majorité. Vous
ne vous souvenez pas de Tipat ? Tipat, je veux dire.
La voix du jeune homme monte. Le respect et la crainte ont
disparu, j’entends poindre à leur place la frustration et l’irritation.
— On dirait qu’elle ne se rappelle rien.
L’un d’entre eux parle, l’autre renchérit :
— C’est pas possible, il faut qu’elle réponde si on veut sortir notre
sujet.
— Si elle dit rien, c’est sûr qu’on est mal partis.
Derrière son appareil, le cameraman relève la tête et murmure,
fixant Jen du regard :
— S’il vous plaît, madame, dites-nous quelque chose. Juste un
mot, n’importe quoi. Notre patron va nous tuer si on rentre
bredouilles.
Puis il sort son portable et compose un numéro. J’entends une
voix aiguë, hachée, qui jaillit du téléphone. Le cameraman, tout en
continuant de jeter des coups d’œil à Jen, murmure : Elle n’a plus
toute sa tête, ça va pas le faire. Avant de lâcher : C’est sans espoir. Sans
espoir, que veut-il dire ? L’autre lui arrache le téléphone et parle à
son tour. Jen se retourne vers moi. Pour la rassurer, je lui adresse un
clin d’œil. Les jeunes gens continuent leur conversation
téléphonique. Leurs voix s’élèvent jusqu’à envahir toute la salle.
Ils se comportent comme si Jen n’était pas là. D’une certaine
manière, c’est vrai que la Jen qu’ils sont venus interroger n’est pas là.
Toutefois, celle qui est ici, n’est-ce pas aussi Jen ? Sont-ils venus pour
la punir, au contraire ? Est-ce leur façon de lui dire : Regardez-vous,
vous êtes moche et misérable, rien à voir avec celle que vous étiez
dans votre jeunesse et qui inspirait le respect.
— Est-ce que vous vous souvenez de cette photo ? Regardez celle-
ci. Regardez-la bien.
Leur entretien se poursuit. Plus qu’un entretien, ça ressemble à
une enquête, un interrogatoire. Ces jeunes gens semblent prêts à tout
pour arracher une parole de la bouche de Jen, sans plus de manières
ni de respect.
— Ces jours-ci, elle dit souvent qu’elle a faim. Une heure ou deux
après le repas, elle a de nouveau faim. Elle réclame toujours du
gâteau, mais elle n’en mange pas beaucoup. C’est qu’elle digère mal.
Au printemps, elle s’est particulièrement régalée de fraises. Ces
derniers jours, ce sont plutôt les tomates qu’elle prend, le matin
comme le soir.
Finalement je vais vers elle et c’est moi qui ouvre la bouche. La
main de Jen saisit la mienne sous la table. Ce que je leur dis ne les
intéresse pas. La Jen d’aujourd’hui ne les intéresse pas. Ils chuchotent
puis l’un daigne me lancer :
— C’est Alzheimer, n’est-ce pas ? Pourtant on nous avait dit que ça
allait quand même, alors on est venus. C’est pas du boulot, ça.
Le cameraman grommelle en rangeant sa caméra et tout son
matériel. Je le trouve impoli mais je garde mon avis pour moi. Du fait
des recommandations de M. Kwon. Si ces gens publient leur article et
postent une vidéo, cela aidera à la promotion de l’établissement, et
quelques dons et soutiens financiers pourraient suivre. Je ne peux pas
dire que cela ne me concerne pas. Je dois donc apporter ma
contribution.
— Souhaitez-vous visiter sa chambre ? Vous pourrez voir comment
elle vit ici. Je pense qu’elle aurait besoin d’un peu plus de temps. Je
vais lui parler.
J’essaye de les persuader de ma voix la plus douce mais ils
secouent la tête et quittent la salle. Leur conversation réveille le
couloir. Les unes après les autres, j’examine attentivement les
photographies et les coupures de presse qu’ils ont laissées derrière
eux. Je reconnais sans grande difficulté le visage de Jen sur les vieilles
photos.
— Regardez, madame. Oh là là, vous vous souvenez de quand ça
date ?
Je lui montre quelques clichés, je les approche de son visage, mais
Jen ne réagit pas.
Allongée dans ma chambre calme et sombre, je ressasse des pensées, le constat que ce travail épuisant n’aura jamais de fin, la conscience que personne ne viendra jamais m’en sortir, l’angoisse de ce qui se passera quand je ne serai plus capable de le faire. En réalité, ce n’est pas la mort qui me préoccupe, c’est la vie. Tant que nous sommes en vie nous devons affronter ce genre d’incertitudes. Seulement, ça, je l’ai compris trop tard. Je ne crois pas que ce soit avec l’âge que j’ai réalisé. C’est peut-être juste une question d’époque, comme disent certains. Notre époque, le présent, la génération actuelle. Naturellement, ces pensées aboutissent à ma fille. Elle est à mi-chemin entre trentaine et quarantaine tandis que moi j’ai soixante ans passés. Voilà où nous en sommes. À quoi ressemblera le monde que ma fille connaîtra et pas moi ? Sera-t-il meilleur que celui d’aujourd’hui, sera-t-il pire ?
Un souvenir me revient.
— Qui êtes-vous ?
Je demande.
— Je vous demande qui vous êtes.
Ma voix monte d’un cran.
Elle est assise contre le mur, dans le couloir, face à sa chambre.
Surprise, elle se relève. D’une voix calme elle se présente et explique
pourquoi elle se trouve là. Dans cette bataille épuisante où nous
faisons semblant de ne pas nous connaître, je ne cherche à rapporter
qu’un seul butin : qu’elle ne revienne plus ici, jamais.
— Je vous remercie, mais vous n’aviez pas besoin de vous
déranger. C’est une histoire qui ne concerne que notre famille.
Avec ce mot de famille, je dresse une muraille et la chasse de
l’autre côté. Elle hoche la tête, mais sans se résigner pour autant.
— Je suis venue parce que Green était inquiète.
Quoi ? Green ? Je n’aime pas que l’on appelle ma fille de cette
manière. C’est d’un ridicule, s’appeler par ces drôles de surnoms
qu’elles se sont donnés, rejetant les prénoms choisis par leurs parents.
Le devant de son T-shirt est trempé, ça a dû arriver pendant qu’elle
prenait soin de mon mari alité. Pourtant je ne lâche pas un mot.
— Rentrez bien. Mais ne vous donnez plus la peine de revenir.
Je pénètre dans la chambre et ferme derrière moi. À travers le
carreau de verre opaque de la porte, je vois sa silhouette qui va et
vient dans le couloir. Anxieuse, je ne la quitte pas du regard. Enfin la
porte s’ouvre et elle entre. Elle prend son sac laissé près de la fenêtre,
jette un œil en direction du lit, me précise que mon mari a mangé
deux bananes et un yaourt avant de s’endormir, il y a une heure. Je
règle l’humidificateur d’air et dépoussière vigoureusement le siège où
elle s’est sans doute assise. Elle quitte la chambre sans avoir reçu ni
remerciement ni le moindre mot. Je prends les bananes sur l’étagère
et le pot de yaourt, je jette le tout dans la poubelle. Ce n’est pas une
rêverie. C’est un souvenir.
Cette fille est sans aucun doute la partenaire de ma fille.
Quant à ce souvenir, il remonte à cinq ans. Peut-être trois. Je ne
me rappelle plus exactement.
Même après ce jour, elle a continué de venir régulièrement à
l’hôpital. Si elle me croisait, elle reprenait ses affaires et s’esquivait
sans un mot. Sinon, seule ou avec ma fille, elle veillait mon mari. Le
jour où ses cendres ont été déposées dans le columbarium, elle était
là aussi, parfaitement visible, à côté de ma fille.
Je suis blessée que ma fille subisse une telle discrimination. J'ai peur que ma fille, qui a fait de belles études, qui à toutes sortes de savoirs, soit renvoyée, perde son travail, se retrouve obligée d'accepter n'importe quelle tâche pour finir par devoir effectuer des travaux durs comme moi aux portes de la vieillesse. Cela ne devrait avoir aucun rapport avec le fait qu'elle aime les femmes. Je ne vous demande pas de comprendre ces enfants. Je veux seulement que vous les laissiez travailler comme elles en sont capables et qu'elles soient traitées comme tout un chacun. C’est tout ce que je veux pour elles.
Après qu'elle est entrée à l'université et qu'elle s'est installée dans une chambre d'étudiante, j'ai de nouveau senti chez elle, quelque chose d'étrange, mais je me suis surtout efforcée de ne pas tomber sur des indices ou pire, des preuves. Entre-temps, elle est partie trop loin, là oùje ne peux plus rien pour elle.
Peut-être, sotte que j'ai été, ai-je laissé passer un temps précieu où j'aurais encore pu corriger cette trajectoire d'une manière ou d'une autre.
Tout ce que j'ai fait, ça aura été de m'asseoir ici, à cet endroit depuis lequel je pouvais regarder l'autel, de malaxer ma rancoeur entre mes doigts de peur que sortent les mots que je ne voulais pas dire, les mots que je ne pouvais pas dire, les mots que je ne devais pas dire. À qui pourrais-je raconter cela ? Qui daignerait m'écouter ? Les mots qui ne peuvent être dits ni entendus. Les mots qui n'appartiennent à personne.