Voyez-vous, mon pauvre Honoré, Lombroso a raison : au bout de trois ou quatre générations, la famille aujourd'hui n'existe plus : la mère abdique la direction de ses filles, le père n'a qu'une idée, lancer ses fils dans la carrière, comme on dit, leur faire gagner de l'argent, canaliser leur âge de jeune homme dans des positions sûres et fructueuses... Puis l'usure de la vie est bien plus rapide : à vingt-cinq ans on est blasé, à quarante c'est le délabrement total. L'ambition, la fortune gagnée en coups de bourse, en tripotages véreux, en compromissions louches, les nerfs tiraillés par tous les bouts, fouillés par une perpétuelle danse de Saint-Guy, comment diable voulez-vous qu'on résiste à tout ça ? Autrefois, on restait vert jusqu'à des âges légendaires ( tenez, votre mère par exemple ), on sentait que la vie est un devoir, on apprenait à vivre aux enfants comme avaient vécu les pères... Une petite aisance suffisait, on n'y arrivait que laborieusement en pratiquant la vertu des privations, en économisant ses forces, en pensant toujours au ruban du chemin qui restait à faire... Et cela, c'est la vraie vie, il faut acheter par beaucoup de patience, de soumission, de bonne volonté, son droit à la vie... Aujourd'hui ! ah ! aujourd'hui ! Premièrement la virilité qui engendre les mâles s'en va : on fait souches de crétins, d'être flatueux et rabougris qui, tout de suite gorgés, ne connaissent pas cette grande chose : se faire chacun sa vie.
Voyez-vous, nous manquons de la première des sciences, qui est la science de la vie... Il faudrait imposer à chaque génération le recommencement du travail des antérieurs, en supprimant cette iniquité sociale, l'héritage, qui rend nos postérités lâches et débiles. Et puis encore et toujours nous retremper dans le peuple, aux origines... C'est la grande hygiène. Hors cela, point de salut pour nos sociétés malades, anémiques, arrivées à terme. A la race comme à l'individu, il faut la gymnastique morale, partir d'en bas pour arriver en haut, recommencer le séculaire labeur, redevenir l'enfant qu'est le peuple et mériter la vie... Celle-ci aujourd'hui est trop facile ; plus de guerre, trop de sociabilité et de bien-être, la sensualité, le goût de la jouissance à tous les degrés... Il en adviendra de nos civilisations gorgées ce qu'il advient des familles et des individus : elles crèveront de réplétion.
A vingt-cinq ans ou à trente, un peu plus tôt, un peu plus tard, fini de nous ! Nos grands-papas allaient leur plein siècle ; nos papas arrivent fourbus à la soixantaine ; et quant à nous, nous sommes à trente ans les rosses qui traînons notre propre corbillard. Tu vois bien Eudoxe, hein ? Il aura la députation, il ânonnera des discours aux Chambres, il faillira être quelqu'un. Puis, quelque part, à bout de salive, s'étant tirejuté ce qu'il avait en lui, il crèvera dans la peau d'un fonctionnaire régional. Celui-là, pourtant, c'est le grand homme de la famille. On nous le flanque à la tête, il fait caca sur son perchoir de fientes révérées comme des reliques, nous ne sommes que des buses à côté. Je ne dis pas cela pour toi qui mets ta gloire à être une tinette. Eh bien, vieux, il en sera de lui comme je te dis, il s'éboulera dans un fromage chanci, il blettira sans mûrir.
Vidéo de Camille Lemonnier