Sur fond de dérèglement climatique, de
sécheresse globale croissante et de triomphe des entreprises ayant su manier à la perfection le greenwashing de surface, un grand roman foisonnant d'humanité, de géopolitique spéculative et de recours aux forêts du fantastique.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/11/09/note-de-lecture-aqua-jean-marc-ligny/
Ce monde de 2030 va mal, pour la majorité des populations. Dérèglement climatique, pénuries, fragmentations politiques : dans la lutte pour les ressources et le bien-être relatif, les grandes entreprises multinationales, bardées de leurs avocats et de leurs droits imprescriptibles, font de facto la loi. Un soir de tempête cataclysmique sur la mer du Nord, des fondamentalistes chrétiens, organisés au plan mondial, font exploser la digue néerlandaise de l'Ijsselmeer, provoquant une brutale inondation meurtrière pour des centaines de milliers d'habitants des polders, et transformant instantanément les survivants en réfugiés climatiques, à l'intérieur même d'une Forteresse Europe résolument sourde au désespoir qui l'entoure, si ce n'est en tolérant les soutiens humanitaires bénévoles qu'elle engendre désormais à foison. Pendant ce temps, le Burkina Faso, comme bien d'autres pays sahéliens ou africains, est en train de périr sous la
sécheresse devenue endémique. Pendant ce temps également, une multinationale tentaculaire parmi d'autres (mais celle-là appartient à un seul homme ou presque), en pleine reconversion déjà bien avancée vers tous les greenwashings possibles, thésaurise de précieux relevés satellitaires qui pourraient soulager le fardeau de nombreux pays pauvres. Jusqu'à ce qu'un certain hacker mette le feu à certaines poudres…
Un réfugié climatique néerlandais, une chef de mission humanitaire française, un hacker déjà mentionné, un propriétaire insatiable de multinationale fort avancée, une présidente burkinabée et plusieurs autres protagonistes essentiels à découvrir en temps utile sont désormais lancés sur des trajectoires de collision spectaculaires et savoureuses, tout au long de ce roman foisonnant en diable.
Au moins depuis le «
Sécheresse » (1964) de
J.G. Ballard, la pénurie globale d'eau est l'un des thèmes que la science-fiction a su arpenter avec le plus de constance et d'efficacité. En rappelant une fois de plus que cette littérature, à ne pas confondre avec une pure entreprise prospective, marchande ou non, n'a pas nécessairement vocation à prévoir l'avenir en tant que tel, mais bien à spéculer autour de possibles et d'hypothèses de pensée qui ont à faire avec nos présents (ou même de contribuer à entretenir la flamme du principe Espérance, pourraient dire chacun à leur manière
Fredric Jameson ou
Alice Carabédian), on notera par exemple, par-delà les formidables prémices de
John Brunner, «
Tous à Zanzibar » (1968) et « le troupeau aveugle » (1972), où la
sécheresse radicale figure à l'état de trace significative, les travaux plus récents de
Doris Lessing («
Mara et Dann », 1999), de
Matías Crowder («
La dune », 2013), de
Claire Vaye Watkins («
Les sables de l'Amargosa », 2015), de
Paolo Bacigalupi («
Water Knife », 2015), ou encore de la récente série télévisée de Choi Hang-yong (« The Silent Sea », 2021).
Avec cet « aqua™ » publié en 2006 chez L'Atalante,
Jean-Marc Ligny se permettait à la fois d'actualiser l'héritage cyberpunk dont il fut l'un des pionniers en France (ici, sa scène de hacking du logiciel d'un satellite est une pure beauté, par exemple), de nous emmener à nouveau dans cette Afrique de l'Ouest qu'il affectionne (que l'on se souvienne de son magnifique et inquiétant «
Yoro Si » de 1991), de nous offrir une traversée du Sahara par un camion solitaire porteur de matériel de forage comme un grand et beau moment d'anthropologie et d'humanité, et enfin, surtout, de nous proposer une lecture polyphonique – quasiment pluraliste, au sens de
Vincent Message – d'une rude compétition pour les ressources devenues rares, compétition dans laquelle les personnages principaux, campant d'abord de grands types caricaturaux, développent leur étrange épaisseur au fil des pages, tandis que les triomphes annoncés du cynisme et de l'avidité peuvent ici être détournés ou ralentis par de subtiles combinaisons humaines d'engagement et de géopolitique d'un futur moins pire. Une belle réussite et un ouvrage essentiel pour saisir ce que fabrique la science-fiction dans notre contemporain.
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