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EAN : 9782020229197
305 pages
Seuil (26/10/1994)
4/5   5 notes
Résumé :

" Custos, quid de nocte? ", s'interrogent, dans leur journal respectif, Pierre Louÿs et André Gide en ce début d'année 1890. Que réserve l'avenir aux deux jeunes gens qu'ils sont alors, si tôt conscients de leur vocation littéraire et comme poussés par le même élan à formuler un nouvel art poétique ? Louys (qui s'écrit encore Louis) et Gide se sont connus en 1888 sur les bancs de l'Éco... >Voir plus
Que lire après Mon journal : 24 juin 1887-16 mai 1888Voir plus
Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
1885
Journal de onze semaines : 31 janvier – 17 mars.

Étrennes.

Grand’mère.......... 20 francs.
Marraine............ 20 —
Tante Louisette........ 20 —
Papa............... Abonnement à la Nature.
Georges............. 2e vol. de l’Hist. des Romains.
Lucie............... Petit encrier en faïence.
Tante Marie........... 3 vol. de la Bibl. Instructive.
Élisabeth............. Année de Collège à Paris.
Oncle Mougeot......... Tour du monde (1884).

Jeudi, le 1er janvier.
Allé à la messe avec ma tante et Jeanne. Ma tante très enrhumée a refusé de dîner ce soir à la maison. Jeanne la garde aussi. Après le déjeuner, allé avec Georges chez elle, chez grand’mère et chez Élisabeth. Le soir, René et Charles dînent à la maison ainsi que Georges.


Vendredi, 2 janvier.
Levé à 11 heures. Compté mes timbres. J’en ai 427. Allé tirer une loterie chez ma tante avec René. Gagné un plumier. Le soir, dîné chez Glatien avec Laurens et Blech. Joué des charades. Laurens très bien joué. Mot de la charade : domestique.


Samedi, 3 janvier.
Après le déjeuner, allé avec Alfred au musée du Louvre. Vu : sculpture moderne, deux salons carrés, grande galerie, salle La Caze. Le soir, dîné chez Élisabeth avec Charles, René et Mlle Cornefert. Joué au 31, après le dîner.


Dimanche, 4 janvier.
Dormi onze heures cette nuit. Allé à la messe à 10 heures avec Jeanne et René. Ma tante toujours enrhumée. Après le déjeuner, René est venu jouer avec moi à la balle. Je suis allé me promener avec Élisa et Alfred au musée de Cluny.


Lundi, 5 janvier.
Retourné à l’école. Il y a deux nouveaux, Basquin et Carême. Expliqué pour la première fois Virgile. Pris une leçon de violon. L’après-midi une compote en version, que je ne comprends pas mal. Papa se trouve un peu mieux ; le relieur m’a enfin rendu mes livres.


Mardi, 6 janvier.
Ce matin, M. Bémont nous a fait un cours intéressant sur les guerres de Macédoine. Papa va toujours mieux. M. Marty m’a donné un zéro de français. Cela l’ennuie beaucoup, car c’est ma première mauvaise note de la semaine.


Mercredi, 7 janvier.
J’achète, le matin, des champignons pour la classe de botanique. Cette classe est très intéressante. Le soir, Georges dîne à la maison. Mon oncle et Élisabeth viennent nous voir dans la soirée. Grande discussion ! Journée assez bien remplie et intéressante.


Jeudi, 8 janvier.
Grande mystification de Moreau à propos de son carnet. À moitié gelé pendant une demi-heure aux exercices militaires. Après-midi, allé avec Alfred me promener. Vu : Saint-Julien-le-Pauvre, Palais de Justice, Palais-Royal, Bibliothèque Sainte-Geneviève.


Vendredi, 9 janvier.
M. Marty, satisfait de ma préparation, a consenti à m’effacer mon zéro de mardi. J’ai été, de plus, interrogé en mots latins que j’ai bien sus. Georges a dîné ce soir à la maison. En somme, journée monotone et ennuyeuse. Le temps est toujours humide, triste et brumeux.


Samedi, 10 janvier.
Ce matin, M. Bémont, au lieu de faire l’interrogation, comme d’habitude, a continué la leçon qu’il n’avait pas finie mardi. La pluie m’a empêché d’aller jouer au Luxembourg à midi. J’en ai profité pour mieux apprendre ma syntaxe. Journée peu récréative.


Dimanche, 11 janvier.
René est venu déjeuner avec nous ainsi que Georges. Après le déjeuner, nous avons joué ensemble à la balle dans l’intérieur de la maison. Élisa nous avait fait des crêpes que nous avons mangées avec grand plaisir. Élisabeth est venue dans la journée.


Lundi, 12 janvier.
M. Marty, ayant oublié de lire l’agenda, est furieux de ce qu’on n’ait rien fait. Malgré cela, je trouve moyen de dénicher un 7 de grec. Mais je ne suis pas interrogé en allemand, ce qui me remplit d’amertume. Je savais si bien ma leçon ! Après-midi, bonne compote en thème latin. Rozat renvoyé de l’école !

Mardi, 13 janvier.
Ce matin, en me réveillant, je vois tous les toits couverts de neige. C’est la première fois de l’hiver. Avant d’entrer en classe, on organise une bataille à boules de neige bientôt interdite par M. Marty. Papa me gronde en rentrant à cause d’un 1 de latin que j’ai mérité ce matin.


Mercredi, 14 janvier.
Les boules de neige étant défendues, on se rejette sur les glissades. Les récréations sont fort ennuyeuses pour moi, car je ne sais pas glisser et suis obligé de rester les bras croisés sans rien faire. Une place de 9e en version latine ne contribue pas à me distraire !


Jeudi, 15 janvier.
Ce matin, on a profité de ce que M. Marty n’était pas là, pour organiser une colossale partie de boules de neige. On s’est divisé en deux camps : les 5e contre les 3e et les 4e. Épatant. — Après-midi, Élisa, Alfred et moi, nous sommes allés aux Beaux-Arts, rue Bonaparte. Cela nous a beaucoup intéressés.


Vendredi, 16 janvier.
Rien de nouveau à signaler pour aujourd’hui, si ce n’est une partie de boules de neige comme celle d’hier. Une des miennes a poché un œil à Dieterlen ! Houtsant s’étant aventuré dans notre camp, s’en échappe bien vite après avoir reçu plus de 50 boules de neige !


Samedi, 17 janvier.
Ce matin, examen d’histoire. Papa y assiste. Je suis interrogé sur la retraite de la plèbe sur le mont sacré. J’ai un 18 ! ! ! Quelle veine ! Après le déjeuner, je m’en vais au Luxembourg pour lancer des boules de neige. Malheur, la neige fond !


Dimanche, 18 janvier.
Le matin, je vais à la messe avec ma tante et Jeanne. Georges déjeune avec nous. L’après-midi, Élisa, Alfred et moi, nous allons au Louvre, voir les sculptures antiques. Cela nous intéresse beaucoup. L’oignon de papa est beaucoup enflé depuis hier.


Lundi, 19 janvier.
Georges m’avait expliqué hier soir les vingt premiers vers de l’Énéide et j’ai été justement interrogé là-dessus. Je suis aussi interrogé en allemand sur le Waldvöglein que je savais très bien. En somme, je n’ai eu que des bonnes notes aujourd’hui, mais je ne me suis guère amusé.


Mardi, 20 janvier.
Leçon très intéressante de M. Bémont sur Mithridate. L’après-midi, il nous conduit (pas Mithridate, M. Bémont) au Louvre pour voir et étudier l’histoire du costume civil des Romains. Je tenais la tête de la promenade avec Bouet. Alfred m’a acheté La Grammaire de Labiche pour la répétition chez Glatien.


Mercredi, 21 janvier.
J’ai reçu après-midi ma place de composition en thème latin. Je suis 5e. L’oignon de papa enfle de plus en plus. Georges a appelé M. Landouzy par télégramme. Il est venu aussitôt et a donné à papa une ordonnance. Papa souffre beaucoup ce soir.

Jeudi, 22 janvier.
Ce matin, rien de nouveau à l’école. Après-midi, je vais me promener avec Alfred à la Bibliothèque Nationale. De là, nous allons chez mon horloger pour porter ma montre. En revenant, je m’achète un carton à dessin et une gomme. J’ai été aussi chez grand’mère.


Vendredi, 23 janvier.
Aujourd’hui, je n’ai rien eu de nouveau à l’école. Il a fait très mauvais temps. J’ai réussi à avoir un 8 de géographie, c’est le seul événement de la journée ! Rien de nouveau non plus à l’anglais.


Samedi, 24 janvier.
J’ai eu de bonnes notes ce matin : deux 8 de grec pour le verbe τιμαω, mais l’après-midi, j’ai eu un 1 de latin et je m’y abonne maintenant. C’est bien ennuyeux. Je suis allé à 2 heures chez ma tante et j’ai vu Charles couché avec un mal de gorge et un abcès à la main.


Dimanche, 25 janvier.
Ce matin, je suis allé à la messe comme d’habitude. Charles y était avec nous. Après le déjeuner, je suis allé avec Alfred au Jardin des Plantes. Nous y avons vu entre autres une otarie et de petits ours de cocotiers qui sont bien…


Lundi, 26 janvier.
Nous avons aujourd’hui pour la première fois à préparer du Lucien. C’est assez difficile : il faut chercher presque tous les mots. Après-midi j’ai eu une composition en allemand dont je ne suis guère content. Je n’espère pas avoir une bonne note et cela m’ennuie.


Mardi, 27 janvier.
Pour la première fois aujourd’hui, nous avons à apprendre du Lutrin. C’est très drôle et facile à retenir. Classe d’histoire intéressante sur les Romains en Espagne, Viriathe et Sertorius. Journée assez belle aujourd’hui, quoique froide.


Mercredi, 28 janvier.
J’avais fait hier une carte politique de la Turquie m’a valu un 8. Après-midi, je prends à la bibliothèque : Hors de France, par Mézières. Cela paraît très intéressant, j’en ai déjà lu un peu, ce soir. J’ai été au Luxembourg de midi à 2 heures.


Jeudi, 29 janvier.
Après-midi, première répétition de La Grammaire chez Glatien. Laurins joue admirablement bien. N’ayant pu apprendre que la moitié de mon rôle, j’ai été obligé de tenir mon livre à la main pendant une partie de la répétition.


Vendredi, 30 janvier.
M. Marty m’a fait beaucoup de compliments sur mon écriture ce matin, mais peu sur ma parole. — Je ne répare pas un zéro de syntaxe. Que ferais-je pour éviter l’avertissement ? — Classe intéressante d’anglais. On abandonne : Rip Van Winkle pour The Spectre Bridegroom.


Samedi, 31 janvier.
Déveine sur toute la ligne aujourd’hui. 1° 145 seulement d’examen de géographie ; 2° médiocre de conduite ; 30 avertissement pour mon zéro d’hier. C’est complet. Je reste à la maison de midi à 2 heures pour apprendre ma syntaxe.


Dimanche, 1er février.
Journée très amusante qui rachète un peu celle d’hier. Aussitôt après la messe, je suis allé chez Élisabeth où j’ai déjeuné. Elle m’a conduit à Lamoureux où j’ai entendu la Symphonie pastorale de Beethoven admirablement jouée et quelques airs de Haydn chantés par Mme Brunet-Lafleur.


Lundi, 2 février.
Désappointé ce matin par Virgile. Potassé compote en math, de midi à 2 heures. Rien d’autre à noter pour aujourd’hui.


Mardi, 3 février.
Leçon très intéressante de M. Bémont sur les Romains en Gaule avant César. Présenté à M. Rieder pétition signée de tous mes camarades d’anglais pour changement d’heures de classe, approuvé. Allé en promenade au Louvre. Tenu la tête avec Auburbin. Vu David, Gros, Delaroche.


Merc
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Le mardi 21 juin 1887, j’ai acheté. la Légende des Siècles, complète (les trois séries). Je ne connaissais que les pièces de 1859.
Mon « besoin féroce » d’écrire — et ma vocation — datent de là.
18 décembre 1918.

Vendredi, 24 juin 1887, 9 heures du soir[1].
Je vais donc écrire mon journal !

Pourquoi ?

À quoi bon ?

Eh ! Mon Dieu !… Pour bien des raisons. Il me passe maintenant par la tête toutes sortes d’idées, de réflexions que je n’avais jamais eues avant, et que j’éprouve un besoin féroce de coucher sur le papier[2]. Il me semble que cela me fera plaisir plus tard, quand je serai vieux, que j’aurai trente-cinq ans[3], une femme assommante, six enfants sur les genoux, de la barbe au menton et un rond de cuir sous… moi, de relire les pensées baroques que j’avais à seize ans. Vous serez alors, Monsieur, un petit employé de ministère, bien timide, bien fier de votre titre de sous-chef adjoint et de votre ventre respectable[4]. Vous serez Monsieur Louis gros comme le bras, et vous regarderez[5] du haut de votre grandeur vos divagations de potache. Eh bien ! Monsieur, ne soyez pas si fier[6] ; sachez que vous ne retrouverez peut-être jamais dans votre vie les moments d’enthousiasme de vos seize ans. Enthousiasme irraisonné, je le veux bien, enthousiasme à propos de tout, sans règl et sans mesure, je vous l’accorde, mais agréable tout de même comme tous les enthousiasmes. Sachez, Monsieur, que vous n’aurez jamais de plus grands bonheurs que ceux de vos seize ans[7] ; jamais plus de fierté que le jour où votre coiffeur vous a gravement proposé de vous raser le menton, et où vous avez accepté, vous tenant à quatre pour ne pas rire. Sachez que vous ne retrouverez plus le sentiment que vous avez éprouvé le jour où, vous regardant dans les glaces du pâtissier, vous avez trouvé que vous deveniez jeune homme. Sachez que jamais vous n’aurez de joie plus complète que le jour où, revenant seul un dimanche soir dans un salon de bateau-mouche, vous avez vu, pendant tout le trajet, des yeux noirs de jeune fille obstinément fixés sur vous. Seize ans ! année où l’on fait tout pour la première fois, où tout vous semble nouveau parce qu’on regarde tout avec d’autres yeux, où pour la première fois on sent le printemps, où pour la première fois on regarde les jeunes filles, et où l’on reste éveillé le soir dans son lit en songeant bien longtemps, bien longtemps, et en faisant dans le lointain des projets d’avenir irréalisables[8]. Voilà ce que c’est que d’avoir seize ans, et ce n’est pas seulement un âge chanté par les poètes ; et je suis bien aise de le noter à la première page de mon journal, pour vous le rappeler plus tard, Monsieur le sous-chef adjoint[9], et ne pas dire comme tout le monde dit maintenant : « Ah ! bast ! seize ans ! potacherie ! potacherie ! On n’est heureux qu’à dix-huit ans. » Et vous la regretterez plus tard, Monsieur, cette potacherie, je le crois bien[10].

Maintenant, assez de prosopopée, quittons les nuages et passons tout prosaïquement[11] à ce que j’ai fait aujourd’hui.

Eh bien ! ma journée s’est passée à peu de choses près comme les précédentes et comme se passeront probablement les suivantes. C’est pourquoi ce journal sera surtout un recueil d’impressions bien plus qu’un recueil d’événements d’ici à ce que j’aie l’âge d’homme.

Ce matin, cours de M. Bémont sur les guerres de religion. Il démontre que la cour de France est irresponsable de la Saint-Barthélemy et que c’est le peuple[12] qui l’a faite. Après tout, c’est possible, mais j’ai des doutes, car M. Bémont a toujours la manie de dire le contraire de ce qui est admis généralement[13]. C’est la mode comme cela maintenant chez les historiens de la nouvelle école.

Après le déjeuner chez Védel, j’ai été lire au Luxembourg quelques pièces de la Légende des Siècles[14] que je me suis achetée mardi soir (les 3 séries). J’avais derrière moi un tube d’arrosage, qui a eu la mauvaise inspiration de m’asperger le cou de temps en temps. Je n’ai pourtant aucune végétation à y faire pousser[15]. Cela ne m’a pas empêché de lire et d’admirer l’Épopée du Ver et la Vision du Dante, deux pièces superbes, surtout la première[16].

Après-midi, classe de Marchand. Contre notre habitude nous n’avons pas fait trop de chahut. Nous nous sommes contentés de chanter en chœur :


C’est Boulang’ ! Boulang’ ! Boulang’ !
C’est Boulanger qu’il nous faut
Oh !
Oh !
Oh !
Oh !


Après tout, cela n’a rien que de très inoffensif[17]. Cela vaut mieux que d’asperger le tableau avec une seringue comme l’a fait Goury dernièrement.

À quatre heures, je suis retourné au Luxembourg, faire le beau à la musique de la Garde Républicaine. Avec mon gilet clair, mon pantalon à la mode et ma rose à la boutonnière, j’avais un petit air dans l’train qui faisait plaisir[18].

J’écris ce premier journal au bureau de Georges. Il vient de partir pour son comité de législation étrangère où il n’était pas allé depuis quatre ans.


Samedi, 25 juin, 5 heures.
Dieu ! quelle chaleur ! On ne fait plus rien en classe. Les professeurs disent des bêtises et les élèves ne les écoutent pas. En classe on se couche sur les dictionnaires ; dans la cour on s’entasse sur les bancs. Tout le monde s’éponge, tout le monde bâille, tout le monde s’étire, tout le monde geint. Plus de conversations : l’incendie de l’Opéra-Comique, l’enlèvement de Mercédès de Campos, tout cela c’est bien fini. La chaleur, toujours la chaleur et encore la chaleur. On ne pense plus qu’à cela. C’est abrutissant.

Entre midi et deux heures, pour me secouer, je suis allé m’étendre sur un banc au Luxembourg, et j’ai lu du Victor Hugo. Toujours la Légende des Siècles.

Quel drôle de corps que ce Victor Hugo ! Je viens de lire pour la première fois Ratbert. Eh bien ! il n’y a pas à dire : l’intérêt est absolument nul, les vers sont mauvais, sauf les premiers[19], et c’est cent fois trop long. Et puis, tout à coup, au milieu de ce fatras[20], on tombe sur cinquante vers qui sont de toute beauté : les plaintes du marquis, et la pièce reprend, insignifiante comme devant[21]. Mais ces cinquante-là ne m’ont pas fait regretter d’avoir lu tout ce qui précédait.

À propos, que vais-je lire maintenant ? J’ai lu le mois dernier Numa Roumestan, l’Innocent (de Pouvillon) et Quatre-vingt-treize. Mais tout cela est fini. Vais-je commencer Paul et Virginie ? Peut-être bien[22].


Dimanche, 26 juin, 9 h. 1/2.
Paris est ravissant en ce moment. Je reviens du Bois, et enthousiasmé. Les feuilles sont toutes vertes, l’air est bleu, le sable arrosé a une odeur de mer[23], les toilettes sont neuves, les femmes sont jolies, et tout le monde est de bonne humeur.

Nous sommes partis, Georges et moi, à trois heures, et nous avons été prendre l’hirondelle pour Suresnes. Dieu ! que ce bateau m’agace ! Rien que des épiciers, de gros hommes qui viennent étaler leurs bedaines et leurs breloques, et leur gros rire, et leur air commun. Pas une figure distinguée, pas une jolie femme, rien qui puisse arrêter la vue. Écœuré, on veut regarder le paysage. Ah bien oui ! Les quais de Javel avec leurs tas de sable, les petits cafés-concerts d’Auteuil avec leurs musiques criardes, voilà toute la rive. Et sur la Seine, des cocottes en yacht, avec des poses de couturières. Quelle traversée !
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Lundi, 16 février.
À cause du mardi gras, nous sommes en vacances aujourd’hui. J’en profite pour aller avec Élisa au Trocadéro et au Musée Grévin. Nous avons aussi visité l’hôtel Drouot et le tombeau de l’empereur aux Invalides.


Mardi, 17 février.
Ce matin, Élisabeth est venue me prendre avec Henri et le petit Thyebault. Nous avons déjeuné chez elle et nous sommes allés au Cirque d’Hiver. C’était la première fois que j’y allais à Paris (M. et Mme Chiarini, Fatma, Olga, Tony-Nava). Le soir, nous avons dîné chez elle avec toute la famille Maldan. Perdu 15 centimes.


Mercredi, 18 février.
Ce matin, papa m’a donné de bien mauvaises nouvelles de Marie. En allant à la messe, j’ai passé chez Georges pour les lui donner. Il a déjeuné avec nous. Je suis rentré à l’école après-midi. En revenant, je suis allé sous l’Odéon pour m’acheter un cahier de textes.


Jeudi, 19 février.
Après le déjeuner, je suis allé avec Alfred à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, où j’ai lu de l’histoire romaine. Puis j’ai assisté à une répétition de La Grammaire chez Glatien. J’en suis avec Laurens, comme d’habitude. Comme il n’était pas venu ce matin à la réunion, j’ai craint qu’il ne soit malade et je suis allé le voir à 2 heures.


Vendredi, 20 février.
Ce matin, j’ai été puni injustement par M. Marty. Il m’avait donné un devoir supplémentaire pour aujourd’hui. J’ai cru que c’était pour la classe du soir et je ne l’avais pas fait. Cela l’a mis en fureur, et il m’a mis une note sur mon carnet, note fort injuste.


Samedi, 21 février.
J’ai eu ce matin un 15 à mon examen de géographie. Après le déjeuner, j’étais allé jouer au Luxembourg, au foot-ball ; Chapanière m’a poussé violemment contre un arbre, et je me suis évanoui. On m’a immédiatement conduit à une fontaine et on m’a lavé mes blessures.

Chapanière m’a alors offert de me reconduire chez moi, mais j’ai refusé. En arrivant, Élisa a eu très peur en me voyant le visage si pâle et couvert de sang ; je l’ai rassurée de mon mieux et me suis étendu sur mon lit ; j’ai alors été pris d’un violent mal de tête et j’ai eu beaucoup de peine à m’assoupir. Lorsque je me suis réveillé, je me suis mouché, et une grosse bosse que j’avais au front a glissé tout à coup et est venue me remplir la paupière. Je ne puis pas voir de cet œil-là, et c’est très gênant. La secousse a été extrêmement forte et voici le résultat de mes blessures : les deux lèvres enflées et coupées à l’intérieur, toutes les dents ébranlées et très sensibles, un œil fermé. Il n’y a pas un endroit de ma tête qui ne soit sensible. À 5 heures, j’ai fait chercher mes livres à l’école et Givierge me les a apportés. Au moment où il était là, j’ai été pris d’un fort vomissement et j’ai évacué tout mon déjeuner. Le soir, mon oncle Mougeot, Élisabeth, ma tante Marie, Jeanne, Charles, René et Georges dînaient à la maison.


Dimanche, 22 février.
Après-midi, tout le monde est venu me voir pour demander de mes nouvelles. Papa a invité Élisabeth, mon oncle Mougeot, ma tante et Thérèse à dîner à la maison.


Lundi, 23 février.
Je suis rentré à l’école après-midi pour faire ma composition de botanique. J’y suis allé avec Glatien qui était venu me voir peu de temps avant d’aller à l’école.


Mardi, 24 février.
J’ai eu encore mal à la tête ce matin, des suites de ma chute. Aussi je n’y suis pas retourné après-midi. J’ai été avec Élisa et Alfred au Bon Marché. Pendant qu’ils faisaient leurs acquisitions, je suis resté au cabinet de lecture. Je suis revenu très fatigué.


Mercredi, 25 février.
Jeanne et René sont venus ce soir à la maison pour jouer avec moi. Ma tante Louise et Thérèse sont venues ensuite. Jeanne avait organisé une loterie, j’ai eu une chance incroyable. J’ai gagné le lot, un ludion, mais je l’ai donné à René pour le dédommager.

Jeudi, 26 février.
Papa est parti ce matin pour Tours, où Lucie l’a appelé à cause de Marie qui va très mal.


Vendredi, 27 février.
Aujourd’hui commencent les déménagements. Ratapoil est venu ce matin pour enlever une partie de ses meubles. La salle à manger est toute dégarnie. Comme papa n’était pas là, Georges a déjeuné et dîné à la maison pour me tenir compagnie.


Samedi, 28 février.
Suite des déménagements, Ratapoil vient chercher ce qu’il n’avait pas encore emporté. J’ai aidé les déménageurs à déménager ma chambre. J’ai déjeuné seul à la maison, mais Georges est venu me chercher le soir pour dîner rue Vavin. On a apporté le tapis de sa chambre.


Dimanche, 1er mars.
Suite et fin des déménagements. Georges déménage aujourd’hui de la rue Vavin dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Il m’a donné aujourd'hui à Jeanne pour toute la journée. J’ai cependant été à Arcueil avec Élisabeth. J’ai dîné le soir chez elle (Élisabeth) avec Jeanne, Charles et René.

Lundi, 2 mars.
Aujourd’hui, M. Beck était malade. Mes camarades ont été à la place à la gymnastique. Comme je n’y vais pas, je suis revenu à la maison, et j’en ai profité pour ranger mes livres. Après-midi : compote en histoire.


Mardi, 3 mars.
Leçon intéressante de M. Bémont sur l’organisation des provinces. Je suis allé en promenade après-midi avec M. Marty. Je tenais la tête avec Givierge. Nous y avons vu les tableaux de Prud’hon, Géricault, Ingres, Delacroix, Delaroche, etc.
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1882


7 janvier 1882, samedi, 5 h. soir.
Il fait ce matin un temps abominable m’empêche d’aller à Eu suivre le cours de chimie de M. Robinet. J’emploie ma matinée à arranger mon aquarium dans lequel j’ai mis hier quelques animaux aquatiques qui y vivent en assez bonne intelligence. L’après-midi, je prends ma leçon chez Mlle Marie. Je la quitte à 2 heures et je cours chez Marraine. Je la trouve en bonne santé. De là, je vais chez ma tante où je lis le Manoir d’Yolan de Mlle de Martignat. En rentrant à la maison je pêche encore quelques animaux qui peuplent mon aquarium.


Dimanche, 8 janvier 1882, 5 h. soir.
Ce matin j’ai été à la grand’messe de dix heures suivie du catéchisme. J’y ai obtenu un 6. Je suis rentré à midi.

Aussitôt après le déjeuner, j’ai pêché des larves d’éphémères qui sont mortes aussitôt et quelques limnées. Puis Élisa m’a refait un filet en grosse toile d’emballage. À deux heures, j’ai été aux vêpres et je suis revenu à la maison avec trois enfants de mon âge qui ont joué quelque temps avec moi. (J’ai oublié de dire hier que j’ai vu le soir à la jumelle Aldébaran et les Pléiades.)


Lundi, 9 janvier 1882, 5 h. 1/2 soir.
Ce matin, j’ai fait une partie de mes devoirs.

L’après-midi, malgré le mauvais temps, j’ai pêché une notonecte et beaucoup de limnées, quelques petits crustacés qui ressemblent à des crevettes, cinq ou six larves d’éphémères (qui cette fois ne sont pas mortes) et deux larves de phryganes. J’ai encore travaillé pendant deux heures et j’ai employé le reste du temps à lire l’histoire d’un dessinateur, et à déchiffrer un petit morceau sur le piano. Le temps couvert m’empêche de faire mes observations.


Mardi, 10 janvier 1882, 6 h. 1/2 soir.
Aussitôt après le déjeuner, j’ai pêché une notonecte, un dytique, quatre cloportes d’eau, beaucoup de limnées, de planorbes et de petits crustacés. Avant de les mettre dans mon aquarium, j’ai changé l’eau et j’ai mis du sable. Alfred a nettoyé la cage et l’a placée dans la véranda en face de mon aquarium. (Hier, pendant la soirée, le temps s’est éclairci et j’ai pu observer facilement les constellations d’Orion, des Gémeaux, du Lièvre et du Petit et du Grand Chien. J’ai cherché vainement la variable rouge R Lièvre, elle était probablement à son minimum, je compte faire ce soir les mêmes observations.) J’ai achevé mes devoirs ce soir.


Mercredi, 11 janvier, 4 h. 35 soir.
Ce matin, je suis allé au cours de M. Robinet. Il n’y était pas. Pendant ce temps-là j’ai fini mes devoirs et fait une composition en orthographe. J’ai été second sur trois. J’ai déjeuné chez ma tante et à une heure j’ai pris ma leçon. Après je suis rentré chez ma tante. Puis j’ai acheté un petit carnet comme celui sur lequel j’écris pour inscrire mes observations astronomiques, et deux cahiers ordinaires. Aussitôt après, je suis parti pour la maison. La route était affreusement sale.


Jeudi, 12 janvier, 5 h. 3/4 soir.
Ce matin j’ai commencé un devoir de style.

Après le déjeuner, j’ai fait une pêche très fructueuse. Vers trois heures, nous avons reçu une lettre de Lucie qui nous dit que sa santé est toujours aussi mauvaise, et de Georges qui a encore sa laryngite. Quelque temps après, je me suis arraché une dent de lait qui ne tenait presque plus ; on voit la deuxième qui poussait par-dessous. J’ai cherché vainement au second les œuvres de Boileau et de Corneille.


Vendredi, 13 janvier, 5 h. 3/4 soir.
Hier matin, M. le Curé m’ayant fait dire de ne pas aller au catéchisme parce qu’il ne serait pas chez lui, j’y suis allé ce matin ; il m’a expliqué, démontré, et discuté l’existence de Dieu. Il viendra dîner demain.

Après-midi, papa est allé à Épernay. Quelque temps après son départ, ma tante et Thérèse sont venues à Dizy et sont reparties aussitôt. J’ai fait tous mes devoirs cet après-midi et j’en avais beaucoup. Je compte apprendre ce soir les Embarras de Paris, de Boileau.

Hier, j’ai fouillé dans l’armoire du second pour trouver des livres allemands et anglais. Je n’en ai pas vu d’allemands ; mais j’en ai trouvé deux anglais que je puis lire : 1° Tales of a grandfather english history ; 2° Reading book, second party. Ce dernier me paraît très intéressant. Il contient beaucoup d’histoires de marins, de découvertes, etc. Et après les avoir bien considérés, j’ai arrêté ce qui suit :


Monsieur Pierre Louis, élève de l’École Alsacienne, en villégiature à Dizy,

Vu sa faiblesse en allemand et en anglais,

Vu l’utilité de savoir ces deux langues :

Arrête :
Article Ier. — Il devra lire tous les jours : 1° un chapitre de l’English history ; 2° une leçon du Reading book ; 3° une leçon du cours d’allemand de septième.

Article 2. — Il devra chercher tous les mots qui lui seront inconnus, dans le dictionnaire.

Article 3. — Lorsqu’il aura terminé ces livres, il devra lire tous les jours un chapitre du Last of the Mohicans, by Fenimore Cooper.

Jusque-là je chercherai si je ne trouve pas d’autres livres allemands.
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Mercredi, 29 juin
Georges m’a parlé religion hier soir. C’est la première fois que nous en causons un peu longuement. Aussi j’ai noté hier soir sur un morceau de papier ce qu’il m’avait dit de plus important, et je vais le développer sur mon journal.

Georges avait d’abord parlé quelque temps sur son thème favori, qui est que le goût, en somme, n’existe pas, que tout est une question de mode, que la masse du public se guide sur l’opinion d’un petit nombre d’hommes de talent qui inspirent leur goût à toute leur génération. Et là-dessus je suis absolument de son avis. La Damnation de Faust n’était pas moins belle en 1846 que maintenant. En 1846, elle est tombée à la première. En 1887, on en bisse tous les morceaux. Ronsard, au XVIe siècle, était porté aux nues ; au XVIIe, il était relégué au sixième dessous. Au XVIIIe, il était oublié. Puis vint le XIXe siècle, qui en fit le premier des poètes érotiques français. Il n’a pourtant pas changé.

« Maintenant, me dit Georges, on est dans le naturalisme à outrance. Mais tu vois déjà dans les journaux un mouvement se produire en sens contraire, et il est probable que nous allons avoir une école tout idéaliste[29]. »

Puis Georges me cita le verset célèbre de la Bible : « Creavit mundum et tradidit eum disputationibus hominum. » Et c’est là-dessus que la conversation s’engagea.

« La Bible, me dit Georges, est un livre admirable, mais je comprends cependant que les catholiques n’en recommandent pas la lecture, car cela peut être un livre dangereux si on prend tout au pied de la lettre. S’il y a peu de livres qui aient fait commettre plus de belles actions, il y en a peu aussi qui aient fait commettre autant de bêtises. Le Dieu de la Bible n’est pas une grande conception. C’est un Dieu vengeur, s’immisçant dans toutes les affaires de la vie, un Dieu avec des passions tout humaines. Cependant, avec ce Dieu comme but de leurs écrits, certains des auteurs de la Bible ont pu faire des choses admirables. Rien n’est beau comme le livre de Job, les prophéties d’Isaïe, le Cantique des Cantiques.

« Mais le Dieu de l’Évangile est bien supérieur, et l’Évangile est une des meilleures lectures que je puisse te recommander. C’est un Dieu à idées infiniment plus larges, plus grandes, plus élevées, dans le Sermon sur la montagne, par exemple. »

Et j’étais enchanté que Georges me dise cela, car c’est absolument mon avis. Je me souviendrai toujours du jour où j’ai lu ce Sermon à la messe des Carmes et de l’admiration qu’il a provoquée chez moi. Je parlai alors de l’Imitation, en disant que cela me paraissait inférieur.

« C’est que tu ne la comprends pas, me dit Georges, et c’est bien heureux. Mon Dieu ! que deviendrais-tu si tu la comprenais à seize ans ? L’Imitation est un livre de vieux, un livre de désespéré, de désillusionné. Pour le comprendre, il faut avoir souffert tout ce qu’il dit ou sentir que l’on est peut-être à la veille d’éprouver les mêmes tortures. C’est un livre affreux, et c’est un crime que de le mettre entre les mains de jeunes filles de seize ans. Mais il y a de temps en temps des passages admirables et très profonds. Ah ! celui qui a écrit ce livre a dû être bien malheureux. »

Là, je restai quelques instants sans rien dire, et je repris bientôt la conversation en la mettant sur le terrain politique, et là-dessus Georges s’enflamma.

« Pourquoi, lui disais-je, cherche-t-on maintenant à renverser et à chasser de plus en plus cette religion qui a sa base sur de si beaux enseignements ?

— C’est pour le bien des hommes, répondit-il, et pour faire respecter justement la plupart de ces enseignements que les catholiques méconnaissent. On a renversé cette religion pour établir l’égalité que l’Évangile enseigne et que les prêtres n’ont jamais pratiquée, pour rendre heureux ceux que le sort a fait naître dans les basses classes, pour les secourir en général, de façon à mieux les soulager, sans leur donner l’aumône au coin d’une rue, sans les humilier, pour faire soigner ces malheureux gratuitement par les plus grands médecins de France, sans les entasser à quinze dans un même lit comme avant la Révolution. C’est la Révolution qui a fait toutes ces réformes. Après dix-huit siècles, la religion catholique n’avait pas su encore pratiquer la charité, et il a fallu qu’on la détrônât pour que la charité pût exister. C’est la différence qu’il y a entre les mots et les actions… entre les mots et les actions. » Et il le répéta plusieurs fois.
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Pierre LOUŸS – Le prince irrésolu : Relecture de l'œuvre poétique (France Culture, 1978) L'émission "Relecture", par Hubert Juin, diffusée le 3 février 1978 sur France Culture. Présence : Robert Fleury, Paul Dumont, Alain Kahn Sriber et Jean Louis Meunier.
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