Ce qu’il y a de bien avec le secondaire, c’est qu’il a une fin. On ne peut pas mieux dire. Un matin, on se lève et c’est fini. Viennent ensuite les choix de vie et la possibilité de respirer, enfin. Mais on reste meurtrie, renfermée, dans sa tête, repliée sur soi comme un origami informe, et on essaie tant bien que mal de faire confiance aux autres, on va vers autrui, on brise des murs, on pleure un peu, on passe à l’action, on boite, on ne marche pas droit, mais on marche, et on vit.
Encore peu d’Occidentaux connaissent le phénomène des hikikomori au Japon, une réalité qui touche les adolescents et les jeunes adultes, plus souvent qu’autrement les garçons et les hommes dans la vingtaine. Pendant des mois, souvent des années, les hikikomori s’enferment dans une pièce. Ils refusent toute communication, s’isolent de la société qui les a vus naître et qui les a moulés. Un geste de refus. Du monde. Du moule. De la performance. Coupés de tous, ils n’ont qu’un contact minimal avec la réalité extérieur; console de jeux, télévision, radio, Internet. Ils se font livrer le nécessaire, sans jamais sortir, ou très peu, tard le soir pour les emplettes, dans des konbini, des dépanneurs peu achalandés à ce moment, et ils occupent leurs journées avec les jeux vidéo, les mangas, les animes. Je ne sais trop comment ce phénomène a réussi à ignorer les frontières géographiques pour venir toucher ma famille, au Québec.
Quand nos parents se sont éteints, Marc a emménagé à quelques rues de chez moi. Une fois l’héritage familial partagé et les assurances encaissées, nous n’avions pas vraiment besoin de travailler tout de suite. Ils nous ont laissé à chacun un gros montant, assez pour que je ne m’inquiète pas pour mon avenir et que je puisse m’offrir ce périple. Après l’accident, j’ai pris deux mois de congé. Marc, quant à lui, avait besoin de plus de temps. Il disait qu’il n’était pas prêt à retourner au boulot. Je ne voulais pas le contrarier. La perte de nos parents nous avait bouleversés, et éloignés. On discutait moins qu’avant. Finalement, Marc n’a jamais repris le travail. Et j’ai ensuite hérité de la part de Marc… Résultats : j’ai beaucoup d’argent, mais je n’ai plus personne. Mieux vaut ne pas trop y penser.
Finalement, assise dans l’avion de la Japan Airlines (près d’un hublot, quelle chance), je repense à Marc et à ses jeux vidéo. Mon frère, vers la fin, avait une véritable passion, intense, pour les jeux en ligne et les jeux vidéo. Il passait d’une console à l’autre, la PS3, la Xbox 360 et encore d’autres, selon son humeur. Il connaissait le sujet à fond et commentait les nouveautés sur les multiples sites amateurs. J’aimais profondément Marc. Le souvenir d’un jeu de simulation de tir au PlayStation Move me revient à l’esprit quand l’engin prend son envol en vrombissant. Je regrette qu’il n’ait jamais eu la chance de prendre l’avion, réellement je veux dire, partager ce moment avec moi, avant cette forme de décollage pour un monde dont lui seul connaît le mystère désormais.
Ne pas savoir est tellement angoissant… Est-ce qu’il voulait véritablement en finir avec sa vie? Est-ce qu’il a fait exprès ou pas? Est-ce qu’on peut cesser de manger, boire et dormir par accident? Mourir par jeux vidéo, ces mots font mal par où ça passe, du corps à la tête, je suis une boule de nerfs, ma gorge se noue, mon crâne bourdonne. Non, c’est beaucoup trop affreux pour ceux qui restent. Avec toutes ces questions… Et cette liste de contacts dans ma poche qui pèse de plus en plus lourd. C’est décidé. Demain. Je vais rencontrer le premier gamer.