La poésie peut me dire ce que j’expérimente sans savoir l’articuler et me libère ainsi de mon aphasie érotique - elle ne me fera pourtant jamais comprendre l’amour en son concept. Le roman parvient à rompre l’autisme de mes crises amoureuses, parce qu’il les réinscrit dans une narrativité sociable, plurielle, publique — mais il ne m’explique pas ce qui m’arrive, réellement, à moi. La théologie, elle, sait ce dont il s’agit ; mais elle le sait trop bien pour toujours éviter de m’imposer une interprétation si directe par la Passion, qu’elle annule mes passions – sans prendre le temps de rendre justice à leur phénoménalité, ni donner un sens à leur immanence. La psychanalyse peut résister à ces hâtes et sait demeurer parmi mes vécus de conscience et surtout d’inconscience – mais précisément pour mieux constater que je souffre d’un défaut des mots pour les dire, voire qu’elle-même manque des concepts pour les penser. De ces efforts défaits, il résulte que le tout-venant, autrement dit tous ceux qui aiment sans bien savoir ce que l’amour veut dire, ni ce qu’il leur veut, ni surtout comment lui survivre – vous et moi le premier – se croit condamné aux pires trompe-la-faim : le sentimentalisme en fait désespéré de la prose populaire, la pornographie frustrée de l’industrie des idoles ou l’idéologie informe de l’épanouissement individuel, cette asphyxie vantarde Ainsi la philosophie se tait et, dans ce silence, l’amour s’efface.
Une telle désertion de la question de l’amour par le concept devrait scandaliser, d’autant plus que la philosophie tient son origine de l’amour même et de lui seul, « ce grand dieu ».
[…] La philosophie ne comprend qu’à la mesure où elle aime - j’aime comprendre, donc j’aime pour comprendre. Et non pas, comme on préférerait le croire, je finis par comprendre assez pour me dispenser à jamais d’aimer.
* Aimer n’appartiendrait pas aux modes premiers de la pensée et ne détermine donc pas l’essence la plus originaire de l’ego. L’homme, en tant qu’ego cogito, pense, mais il n’aime pas, originellement du moins. Or l’évidence la plus incontestable — celle qui englobe toutes les autres, régit notre temps et notre vie du début à la fin et nous pénètre à chaque instant du laps intermédiaire – atteste qu’au contraire nous sommes en tant que nous nous découvrons, toujours déjà pris dans la tonalité d’une disposition érotique ““ amour ou haine, malheur ou bonheur, jouissance ou souffrance, espoir ou désespoir, solitude ou communion – et que jamais nous ne pouvons prétendre, sans nous mentir à nous-mêmes, atteindre une neutralité érotique de fond. D’ailleurs, qui s’efforcerait vers l’inaccessible ataraxie, qui la revendiquerait et s’en vanterait, s’il ne s’éprouvait précisément d’abord et toujours travaillé, transi et obsédé par des I tonalités amoureuses ? L’homme se révèle au contraire à lui-même par la modalité originaire et radicale de l’érotique. L’homme aime - ce qui le distingue d’ailleurs de tous les autres étants finis, sinon les anges. L’homme ne se définit ni par le logos, ni par l’être en lui, mais par ceci qu’il aime (ou hait), qu’il le veuille ou non. […] Ce qu’omet la définition cartésienne de l’ego devrait nous choquer comme une monstrueuse faute de description du phénomène pourtant le plus proche, le plus accessible - celui que je suis à moi-même.
* Car il faut parler de l’amour comme il faut aimer - en première personne. Aimer a justement en propre de ne se dire et de ne se faire qu’en propre – en première ligne et sans substitution possible. Aimer met en jeu mon identité, mon ipséité, mon fonds plus intime à moi que moi-même. Je m’y mets en scène et en cause, parce que j’y décide de moi-même comme nulle part ailleurs. Chaque acte d’amour s’inscrit à jamais en moi et me dessine définitivement. Je n’aime pas par procuration, ni par personne interposée, mais en chair et cette chair ne fait ne fait qu’un avec moi. Le fait que j’aime ne peut pas plus se distinguer de moi, que je ne veux, en aimant, me distinguer de ce que j’aime.
Le 6 mars 2024, le philosophe et académicien Jean-Luc Marion était l'invité de la "Fabrique des idées", la série de masterclass que vous propose Philosophie magazine. Spécialiste de Husserl, le phénoménologue a tracé une petite généalogie de ce courant de pensée philosophique, n'hésitant pas à tacler Jean-Paul Sartre, qui n'est "pas un grand phénoménologue", selon lui.
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