Clowns

Renato, en combinaison de cuir noir et casque noir, fonce sur sa moto couleur titane. Son téléphone lui indique où sont les radars. Il connaît les habitudes des gendarmes. Sur l’autoroute A8 qui relie Aix-en-Provence à Nice, il roule à 200 km/h ; quand la voie est libre, il cesse de se restreindre poussant son engin jusqu’aux limites de ses possibilités, 250, voire 280 km/h. Renato ne ressent ni doute ni peur. C’est comme pour la photo. Sur sa moto, sa maîtrise est absolue. Du paysage tout écrasé, réduit à la vitesse, ne restent plus que de grosses couleurs : des fauves, des ocres, des verts. Dans les tournants, Renato se plie et courbe son engin, l’approchant dangereusement de la chaussée.
Au niveau du massif des Estérel, une vingtaine de kilomètres avant Cannes, l’autoroute amorce une série de grandes boucles. Renato va moins vite, mais toujours plus vite que tous les autres. Au sortir de l’un des tournants, au moment où Renato se redresse, le pneu arrière de sa moto fait entendre un léger « poc ». L’arrière de la moto vibre et se déporte sur la gauche. Renato, qui freine de toutes ses forces dans le virage profond qui s’amorce parvient à rabaisser son engin, à l’incliner, à le quasi-coucher sur la chaussée.
La Honda dérape, glisse et part en vrille. Elle rentre de plein fouet dans le bas-côté. Renato, qui a dégagé sa jambe juste avant que la moto ne s’affaisse, lâche le guidon. Il est projeté dans les broussailles qui bordent l’autoroute.
Le paparazzi se relève péniblement, défait la courroie de son casque, jette celui-ci sur le côté. Il s’avance de quelques pas parmi les chênes verts. Il s’effondre sur la terre rouge.

Là, au bureau, il en est une qu’il voit tous les jours, et qui l’impressionne beaucoup, c’est l’Italienne, souveraine des destinées de l’Europe du Sud. Giuditta Giardinelli. Chaque fois qu’elle passe près de lui, dans sa jupe étroite qui souligne sa taille mince, dans un embrasement de rouges, de roses, de mauves, de violets, de pourpres, châles, chemises, foulards, soies, comme autant de voiles vaporeux et criards, mais superbement mariés entre eux, de sa démarche rapide que scandent les cruels talons aiguilles rouge carmin ou bleu Cléopâtre, Paul ressent un fouillis douloureux dans sa poitrine. Oui, son cœur se décroche. Vertige du désir, et de l’admiration sans bornes pour la femme-fée, car Giuditta, se situe très haut par rapport à lui. C’est une protégée de Tobias Groeneveldt, une amie personnelle d’Arthur Wimble, et elle occupe sa position depuis la création du projet Transpeuro. Titulaire d’un doctorat en psychopathologie, elle possède une solide expérience clinique des anomalies mentales. Sur le plan de l’analyse psychologique, lorsqu’il y a une discussion entre les responsables de Transpeuro, elle a le dernier mot. Enfin, femme, belle, élégante à l’extrême, elle se meut avec le plus grand naturel dans une dimension où les mâles autour d’elle l’admirent, mais où ils ne sauraient la suivre. Dans l’ordre esthétique, elle règne, et cela, Paul ne peut que le subir.

Durant les premières décennies du XXIe siècle, l’Europe subit une série de crises et de secousses. Il devient clair qu’il s’agit d’une structure foncièrement inadaptée. Elle ne protège pas les peuples contre l’immigration de masse, le terrorisme, les agressions extérieures. Les grandes puissances ne la respectent plus. Ses voisins la regardent comme une proie. Elle-même devient une zone d’effondrement économique.
Les responsables politiques ne semblent pas capables d’imposer les mesures qui permettraient de donner à cette entité une réelle efficacité. Celle-ci demeure une énorme bureaucratie à la dérive.
Quant à renoncer au rêve européen, cela reviendrait à un suicide. Après la fête et les feux d’artifice, revenir chacun chez soi, dans sa petite masure obscure, exiguë, basse de plafonds, avec la gueule de bois, voilà qui ne fait guère envie.
Parmi les serviteurs de l’Europe et des États qui la composent, il ne manque pas d’hommes intelligents, qui connaissent leur métier et n’ont pas froid aux yeux. Progressivement, un consensus se dessine. À défaut d’une reconfiguration d’ensemble soutenue par une vision politique, on envisage des solutions techniques. On agira à l’insu des peuples. On ne doit pas créer chez le citoyen une mauvaise conscience qu’il ne supporterait pas. Il est impératif de préserver son confort moral. Ainsi, il continuera d’être le consommateur optimal dont l’Europe a besoin.