Cesser de se rappeler détruit le monde !
Un polar espagnol version science-fiction par une auteure de littérature blanche et de littérature noire…Une histoire d'humanoïdes prétexte à de profondes questions philosophiques. Une réussite !
Cela fait un moment que je souhaite découvrir
Rosa Montero. La littérature espagnole, que je connais très mal, m'a apporté ces derniers mois de belles surprises (avec notamment l'incroyable
Sud d'
Antonio Soler, gros coup de coeur l'an passé). Parmi ses livres, souvent édités aux superbes éditions Métailié, j'hésitais entre «
La bonne chance » publié en 2020 dont j'avais lu de belles critiques, le tout récent «
L'inconnue du port », l'énigmatique «
La fille du cannibale », le médiéval «
le roi transparent ». Entre autres. Lorsque j'ai découvert que l'auteure avait développé un polar dans une trilogie de science-fiction inspirée de
Philip K. Dick, le choix a été rapide, la curiosité piquée. Cette auteure semble savoir se renouveler constamment tant ses livres abordent des littératures très diverses. Bien m'en a pris, ce premier tome publié en 2011, «
Des larmes sous la pluie », s'avère être un roman prenant, riche, déstabilisant et intelligent en terme scénaristique. Il mêle subtilement l'ambiance polar avec une vision futuriste inspirée de Blade Runner qui devrait plaire même aux lecteurs non férus de SF tant les questions soulevées nous font écho et tant cet avenir imaginé est troublant de réalisme.
Un réalisme intelligent servi par de nombreux détails passionnants, parfois glaçants, qui rendent le futur proposé par l'auteure totalement crédible et vertigineux ! Plantons donc le décor avant de raconter l'histoire. 2109. le réchauffement climatique a modifié considérablement nos conditions de vie. L'air non pollué est devenu payant (les pauvres sont relégués dans de terribles ghettos pollués), les villes côtières enfouies sous les eaux font l'objet d'un tourisme d'un genre particulier : le « tourisme humide » permettant aux personnes de visiter dans des bulles subaquatiques des villes comme Manhattan, Amsterdam, Venise, qui n'existent plus. L'eau douce est un luxe et les douches sont essentiellement des douches de vapeur. Dans les villes, la végétation n'existe plus mis à part quelques arbres artificiels regroupés dans des parcs appelés « parcs-poumons ». de nombreuses espèces animales ont disparu de sorte que la viande est remplacée par un ersatz. La finitude des ressources a trouvé sa solution via l'exploitation d'espaces extraterrestres, l'homme a d'ailleurs découvert également des peuples extra-terrestres.
Quant aux innovations technologiques elles sont nombreuses sans être omniprésentes et complexes. Elles sont même présentées avec un certain humour éloignant le récit définitivement d'une hard SF austère, comme par exemple la téléportation :
« Tout organisme téléporté subit une altération atomique : le sujet qui est reconstruit à destination n'est pas exactement le même que je sujet d'origine. En général, ces mutations sont minimes, subatomiques et inappréciables. Mais un nombre significatif de fois, les changements sont importants et dangereux : un oeil qui se déplace sur la joue, un poumon défectueux, des mains sans doigts et même des crânes dépourvus de cerveau ».
Des conditions de vie changées mais une mentalité qui n'a, hélas, guère évolué. le racisme est toujours présent et s'exprime désormais contre les réplicants, des techno-humains, des androïdes dont la principale mission est de prendre en charge les tâches qui ne sont plus réalisés par les humains : ils sont ainsi exploités dans les dures conditions atmosphériques des mines dans l'espace, dans les fermes marines abyssales, mais aussi pour les combats, pour le calcul et pour le plaisir (même si cette dernière spécialité a été interdite au bout de quelques années). Des travailleurs esclaves, fabriqués par l'homme, exempts de droits qui a abouti, dans le passé, à des révoltes. La Constitution de 2098 va leur reconnaitre les mêmes droits qu'aux humains.
Racisme aussi contre les aliens, appelés avec un certain mépris « bestioles ».
L'extrême-droite manipule les foules, les informations officielles sont corrompues et falsifiées comme en atteste l'intégration d'éléments faux par une main anonyme au sein même des Archives centrales de la Terre, sorte d'Encyclopédie narrant l'histoire de l'humanité, engendrant paranoïa et méfiance, et renforçant ainsi l'intolérance et le racisme. Cette réécriture de l'Histoire, l'histoire de l'Histoire, touche à des questions récurrentes dans l'histoire de l'Humanité. J'ai aimé la façon dont l'auteure aborde ce sujet.
Nous suivons Bruna Huski, une réplicante de combat, détective de métier, seule et malheureuse. Cette réécriture de l'histoire de l'humanité qui la rend manipulable, ainsi que la mort violente de certains réplicants, l'interpelle, aussi décide-t-elle de tenter de comprendre ce qui se passe. Elle mène une enquête à la fois sur les meurtres et sur elle-même, sur le mémoriste qui a créé les
souvenirs qu'elle porte en elle et qui la rapprochent des humains. Aux prises avec le compte à rebours de sa mort programmée- les réplicants ont en effet une « date de péremption » et savent qu'ils ont dix ans à vivre- elle n'a d'alliés que marginaux ou aliens, les seuls encore capables de raison et de tendresse dans ce tourbillon répressif de vertige paranoïaque.
Soulignons que Bruna a un comportement très humain. Elle consulte un psychanalyste, a du désir, s'interroge sur sa sexualité, se soule, se réveille avec la gueule de bois. Elle vit tant bien que mal avec le deuil douloureux de la mort de Merlin, son compagnon, et est obnubilée par sa propre mort. A chaque réveil elle égrène tel un mantra le nombre d'année, de mois et de jours qui lui restent, décompte funèbre. Cela en fait un personnage très attachant. Elle a un physique particulier, crâne rasé et tatouages et, comme tous les réplicants, à des yeux avec une fente améliorant sa vision, des yeux félins propres aux androïdes. Enfin, comme tous les androïdes, un mémoriste lui a implanté une mémoire fabriquée à partir d'un certain scénario de son enfance, les réplicants, lorsqu'ils naissent, ont en effet un âge physique et mental de vingt-cinq ans pour une vie approximative de dix ans. Pour qu'ils s'intègrent convenablement dans la société, comme des humains, il semble que des racines, des
souvenirs de l'enfance, soient indispensables d'où le rôle des mémoristes. Or, la mort de certains réplicants semble être corrélée avec l'implantation en eux de mémoires nocives…Un trafic de mémoires adultérées qui va lui donner du fil à retordre…(le terme de mémoires "adultérées" est bien le terme utilisé par l'auteur, aussi surprenant soit-il).
« Tout comme les paraplégiques rêvent de marcher lorsqu'ils utilisent des lunettes virtuelles, les reps rêvaient d'avoir des racines quand ils regardaient les pièces artificiellement vieillis de leur équipement. Et dans les deux cas, tout en sachant la vérité, ils étaient heureux. Ou moins malheureux. Même Bruna, si rétive aux effusions émotionnelles, n'avait pas été capable de se séparer de tous ses
souvenirs préfabriqués ».
Le récit ne manque pas d'allusions et d'humour venant donner de belles respirations à l'enquête menée. Impossible de ne pas penser à Blade Runner bien entendu mais aussi à
Asimov dont il est fait référence. « Un jour, Yiannis avait fait voir à Bruna, ce vieux film culte du 20ème siècle où l'on parlait pour la première fois des réplicants. Il s'intitulait Blade Runner. »
Touchant également la façon de décrire les personnages gravitant autour de Bruna, depuis la femme-publicité, en passant par le mémoriste Pablo, le sage Yannis, ou encore l'alien Maio qui m'a particulièrement émue devenant, au fur et à mesure du récit, d'une tendresse et d'une humanité faisant écho à l'absence d'humanité des terriens…
« le plus troublant avec les extraterrestres, c'était leur aspect à la fois si humain et si étranger. L'impossible ressemblance de leur biologie. L'Omaa était grand et musclé, une version robuste d'un corps masculin, avec ses bras, ses mains et ses ongles au bout de ses…Bruna s'arrêta pour compter…de ses six doigts. Mais sa tête, avec ces cheveux hirsutes et ces sourcils épais, ce nez large qui ressemblait à une truffe et ces yeux tristounets, rappelait trop celle d'un chien. Et ensuite venait le pire, qui était la peau, à moitié bleutée, verdâtre dans les rides, et surtout semi-transparente, si bien que, selon les mouvements et la lumière, elle laissait entrevoir des bouts des organes internes, des soupçons rosâtres de viscères palpitants ».
Part belle est faite aux réflexions sur la mémoire, la mémoire fabriquée des réplicants mais aussi la mémoire infidèle des humains.
« Qu'elle était faible, mensongère et infidèle la mémoire des humains. Yiannis savait qu'au cours de ces quarante-neuf années écoulée la moindre cellule de son corps s'était renouvelée. Il ne restait pas même une miette organique originelle de ce Yiannis qu'il avait un jour été, rien, à l'exception de ce souffle qui traversait ses cellules et le temps, et qui était sa mémoire, ce fil désincarné qui tissait son identité. Mais si ce fil se rompait lui aussi, s'il n'était pas capable de se
souvenir de lui-même dans une pleine continuité, qu'est-ce qui différenciait son passé d'un rêve ? Cesser de se rappeler détruit le monde ».
Rosa Montero choisit un thème a priori très classique, voire battu et rebattu. En lieu et place de l'affrontement classique entre humains et androïdes auquel nous nous attendons et qui fait certes l'objet de quelques développements, l'auteure nous parle en réalité de ce qui fait notre humanité, développe avec brio les facettes de notre mémoire et de notre identité, les questions relatives à la certitude de notre mort et de celle de ceux que nous aimons. Ses personnages sont des survivants qui s'accrochent à la morale politique, à l'éthique individuelle, à l'amitié et à l'amour. Elle construit pour nous un futur cohérent pas si éloigné du monde actuel et de nos problématiques et de nos maux, une intrigue vertigineuse et prenante, jamais ennuyeuse, jamais technique, sans aucunes longueurs, pour nous parler de notre mort et de l'usage que nous faisons du temps qui nous est imparti, le tout dans une enquête pleine de rebondissement et d'humour qui fait du livre un vrai page-turner ! J'ai très hâte de découvrir le tome 2 de cette trilogie «
le poids du coeur » !