« Madame, répondit-il avec un certain embarras et en fixant sur elle des regards perçants, j'ai parcouru bien des contrées ; ma patrie est partout où le soleil éclaire ; mes premières années se sont écoulées le long de ces vastes pentes du Liban, d'où l'on découvre au loin Damas dans la plaine. La nature et aussi les hommes ont sculpté ces contrées montagneuses, hérissées de roches menaçantes et de ruines.
— Ce n'est point, fit observer la reine, dans ces déserts que l'on apprend les secrets des arts où vous excellez…
— C'est là du moins que la pensée s'élève, que l'imagination s'éveille, et qu'à force de méditer l'on s'instruit à concevoir. Mon premier maître fut la solitude ; dans mes voyages, depuis, j'en ai utilisé les leçons. J'ai tourné mes regards sur les souvenirs du passé ; j'ai contemplé les monuments, et j'ai fui la société des humains...
— Et pourquoi, maître?
— L'on ne se plaît guère dans la compagnie de ses semblables... et je me sentais seul. *
— Ta pensée rêve toujours l'impossible.
— Nous sommes nés trop tard ; le monde est vieux, la vieillesse est débile; tu as raison. Décadence et chute ! tu copies la nature avec froideur, tu t'occupes comme la ménagère qui tisse un voile de lin ; ton esprit hébété se fait tour à tour l'esclave d'une vache, d'un lion, d'un cheval, d'un tigre, et ton travail a pour but de rivaliser par l'imitation avec une génisse, une lionne, une tigresse, une cavale ces bêtes font ce que tu exécutes, et plus encore, car elles transmettent la vie avec la forme. Enfant, l'art n'est point là : il consiste à créer. Quand tu dessines un de ces ornements qui serpentent le long des frises, te bornes-tu à copier les fleurs et les feuillages qui rampent sur le sol ? Non : tu inventes, tu laisses courir le stylet au caprice de l'imagination, entremêlant les fantaisies les plus bizarres. Eh bien, à côté de I'homme et des animaux existants, que ne cherches-tu de même des formes inconnues, des êtres innommés, des incarnations devant lesquelles l'homme a reculé, des accouplements terribles, des figures propres à répandre le respect, la gaieté, la stupeur ou l'effroi ! Souviens-toi des vieux Égyptiens, des artistes hardis et naïfs de l'Assyrie. N'ont-ils pas arraché des flancs du granit ces sphinx, ces cynocéphales, ces divinités de basalte dont l'aspect révoltait le dieu du vieux Daoud ? En revoyant d'âge en âge ces symboles redoutables, on répétera qu'il exista jadis des génies audacieux. Ces gens-là songeaient-ils à la forme ? Ils s'en raillaient, et, forts de leurs inventions, ils pouvaient crier à celui qui créa tout : ces êtres de granit, tu ne les devines point et tu n'oserais les animer. Mais le dieu multiple de la nature vous a ployés sous le joug : la matière vous limite ; votre génie dégénéré se plonge dans les vulgarités de la forme ; l'art est perdu.
Une nuit Dieu m'apparait : sa face ne peut être décrite. Il me dit : «— Espère...
« Dépourvu d'expérience, isolé dans un monde inconnu, je répliquai timide : « — Seigneur, je crains...
« Il reprit : — Cette crainte sera ton salut. Tu dois mourir ; ton nom sera ignoré de tes frères et sans écho dans les âges ; de toi va naître un fils que tu ne verras pas. De lui sortiront des êtres perdus parmi la foule comme les étoiles errantes à travers le firmament. Souche de géants, j'ai humilié ton corps; tes descendants naîtront faibles; leur vie sera courte; l'isolement sera leur partage. L'âme des génies conservera dans leur sein sa précieuse étincelle, et leur grandeur fera leur supplice. Supérieurs aux hommes, ils en seront les bienfaiteurs et se verront l'objet de leurs dédains ; leurs tombes seules seront honorées. Méconnus durant leur séjour sur la terre, ils posséderont l'âpre sentiment de leur force, et ils l'exerceront pour la gloire d'autrui. Sensibles aux malheurs de l'humanité, ils voudront les prévenir, sans se faire écouter. Soumis à des pouvoirs médiocres et vils, ils échoueront à surmonter ces tyrans méprisables. Supérieurs par leur âme, ils seront le jouet de l'opulence et de la stupidité heureuse. Ils fonderont la renommée des peuples et n'y participeront pas de leur vivant. Géants de l'intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès, lumières des arts, instruments de la liberté, eux seuls resteront esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront en butte à l'envie ; âmes énergiques, ils seront paralysés pour le bien... Ils se méconnaîtront entre eux.
« — Dieu cruel ! m'écriai-je ; du moins leur vie sera courte et l'âme brisera le corps.
Bien que vous parliez à merveille, répondit-il, ce n'est point pour jouir de cette éloquence que je suis venu vous trouver dans le temple : malheur au roi qui ne se nourrit que de paroles. Trois inconnus vont se présenter ici, demander à m'entretenir, et ils seront entendus, car je sais leur dessein. Pour cette audience, j'ai choisi ce lieu ; il importait que leur démarche restât secrète.
— Ces hommes, seigneur, quels sont-ils ?
— Des gens instruits de ce que les rois ignorent : on peut apprendre beaucoup avec eux.
— Mon caractère, seigneur, répondrait mal à vos bontés. Indépendant par nature, solitaire par vocation, indifférent aux honneurs pour lesquels je ne suis point né, je mettrais souvent votre indulgence à l'épreuve. Les rois ont l'humeur inégale ; l'envie les environne et les assiège -, la fortune est inconstante : je l'ai trop éprouvé. Ce que vous appelez mon triomphe et ma gloire n'a-t-il pas failli me coûter l'honneur, peut-être la vie?
Poésie - Une femme est l'amour - Gérard de NERVAL