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Critique de Erik35


Erik35
10 décembre 2017
TRISTE EST LE CRÉPUSCULE...

Être et avoir été : ainsi pourrait se résumer, un peu rapidement certes, mais non sans une certaine vérité, l'existence de nombreuses comètes des arts et de la littérature. Dans une très large mesure, ce fut la destinée, presque aussi brève que celle d'une étoile filante, du romancier américain Francis Scott Fitzgerald. Car s'il survécut d'une dizaine d'années à ses années de munificence dispendieuse, auréolée d'une aura sulfureuse de jet-setteur impénitent, de fêtard céleste - pour détourner la formule de Jack Kerouac, autre future météore de la littérature d'outre-Atlantique -, d'alcoolique mondain des soirées parisiennes, d'habitué des grands hôtels de la Riviera française ou des stations alpines en vogue. Dix ans pour se faire un nom dans le monde des lettres et briller au firmament des "stars", dix autres pour décliner, se faire presque oublier et mourir : tel fut le destin tragique de l'auteur considéré comme le chef de file de la "Lost Generation" - la Génération perdue, en bon français - parmi laquelle on retrouve Ernest Hemingway (dont Scott contribua assez largement à lancer la carrière), Gertrude Stein (à qui l'on doit cette appellation), John Dos Passos, John Steinbeck, Ezra Pound ou encore T.S. Eliot, dont les oeuvres, pour dissemblables qu'elles soient, ont pour point commun de s'être croisés à Paris, avec l'éditrice Sylvia Beach comme principal point de ralliement, mais, plus encore, de conter un certain désenchantement de la société américaine dans ce que nous nommons aujourd'hui "l'entre-deux guerres" mais qui a vu s'effondrer, aux USA comme chez nous, une certaine manière de concevoir le monde, une vision transcendantale de l'existence - celle, par exemple, à laquelle s'attachera encore un Jack London jusqu'à sa mort en 1916, persuadé, à travers le filtre de ses lectures d'un Spencer ou d'un Nietzsche qu'un avenir humain meilleur était possible, même si très lointain -. Alors qu'un John Steinbeck ira se frotter au monde pauvre du prolétariat américain, qu'un Ernest Hemingway lorgnera du côté de la fin de l'Europe comme source des valeur humanistes (avec "Pour qui sonne le glas ", son roman le plus célèbre) après s'être intéressé à une jeunesse sans repère suite à l'implication étasunienne dans la Grande Boucherie de 14-18 ("L'Adieu aux armes"); quant à Fitzgerald, s'il se penche sur le monde des très riches, c'est pour mieux en montrer le vide, la fatuité, l'absurdité de leurs rêves de grandeur et de faste dans un monde dont les valeurs s'écroulent tout autour d'eux (en cela, l'oeuvre de Fitzgerald peut être lue comme un lointain écho américain à celle de Marcel Proust).

Cependant, au-delà de cette célébrité de papier (qu'il n'obtint d'ailleurs définitivement qu'après sa mort), Francis Scott Fitzgerald ne serait pas lui-même sans son égérie fatale, sa muse maudite, cette jeune fille de dix-huit ans, née dans une famille aisée et notable de Montgomery en Alabama, cette jeune femme belle et indomptable, enthousiaste et cruelle que Scott surnommera "la première garçonne américaine" ! le couple, qui se mariera vite, fera dès lors les gros titres de la presse à scandale et les beaux jours de la chronique mondaine de ces années dites "folles", dans l'effervescence de ces années jazz, de la vague du Charleston, du champagne qui peut enfin couler à nouveau à grands flots, d'une certaine insouciance désaxée qui mènera Zelda à la Schizophrénie et Fitzgerald à la ruine... Mais n'anticipons pas.

1937. Francis Scott Fitzgerald n'est plus que l'ombre de ce qu'il fut une petite décennie plus tôt. Il ne lui reste presque plus un dollar, il a contracté des dettes auprès de son principal agent tandis que ses nouvelles se vendent bon an, mal an dans les revues. Zelda est dans une institution spécialisée, très onéreuse, malgré les dénégations de la belle-famille à vouoir la récupérer et la volonté, a priori sincère, de son épouse de s'en sortir. Mais la schizophrénie est une maladie avec laquelle on ne compose pas. Quant à Scottie, leur seule fille, sa pension n'est pas des plus abordables, seulement Francis souhaite le mieux pour elle, bien qu'il s'en veuille quotidiennement d'être un père à distance. C'est ainsi que, malgré des expériences antérieures assez décevantes sauf en compagnie du producteur Irvin Thalberg malheureusement trop tôt décédé, Francis Scott se retrouve une nouvelle fois à Hollywood en qualité de scénariste. C'est à peu près dans ces conditions que nous le retrouvons dans ce roman biographique, Derniers feux sur Sunset, de Stewart O'Nan.
On comprend très vite qu'avant toute autre chose, Scott a besoin de gagner sa croûte. Sa fascination, modérée, pour Hollywood est morte avec le décès de son modèle en matière de production cinématographique et s'il apprécie croiser certaines stars de son époque, c'est peu de dire que ce boulot n'est, pour lui, qu'un moyen de régler ses dettes et de permettre à sa famille de s'en sortir. Consciencieux malgré tout, il va se jeter dans son job à corps perdu, oubliant même, dans un premier temps, de boire - ce vice dont rien ne semble pouvoir le détacher et pour lequel il traîne une réputation assez désastreuse -. Chassez le naturel, il revient au galop : retrouvant de vieux amis qui vont lui dégoter un modeste logement dans une propriété construite par une vedette déchue du cinéma muet, il va croiser la faune interlope de cette période dorée du cinéma hollywoodien (malgré les bruits de botte, les mises en garde d'un Ernest Hemingway engagé mais hautain), Humphrey Bogart, Bogie pour les intimes, et sa futur (troisième) épouse, Mayo Methot, parmi d'autres. Mais c'est la rencontre avec une "gossip girl", une échotière, de dix ans plus jeune que lui mais qui se fait passer pour plus jeune encore, qui va transformer, subjuguer les trois dernières années de la vie de l'écrivain. Malgré la culpabilité à l'égard d'une épouse qu'il n'aime pourtant plus, mais qui importa tant.

Il se trouve de beaux et captivants moments dans la proposition romancée mais très documentée que Stewart O'Nan nous fait de cette fin sans relief d'un auteur essoufflé, exsangue, revenu de tout. On pense même tenir un réel petit chef d'oeuvre dans les quelques cent premières pages de l'ouvrage : tout y est juste, des rapports difficiles et inextricables avec Zelda, imprévisiblement malade, des rapports compliqués avec une fille unique qu'il aime mais qui lui devient peu à peu étrangère, de la chute sans fin d'une notoriété déjà oubliée par la plupart, se concrétisant par une recherche permanente de liquidités, une fierté constamment ravalée - malgré l'orgueil d'avoir été et de n'être plus - auprès des grandes maisons de production de cinéma où il n'est guère qu'un nom parmi d'autres, et même sans doute moins (l'exemple d'Aldous Huxley est régulièrement mis en avant, qui gagne bien mieux sa vie que lui à Hollywood pour le même travail). Pour preuve ces scénarios sur lesquels on le projette pour quelques semaines et pour lesquels il ne travaille que quelques paires de jours, la plupart du temps avant qu'ils soient purement et simplement abandonnés, ou encore remplacé sans explication. Ainsi de celui d'Autant en emporte le vent, l'un des plus grands chef d'oeuvres de l'époque, pour lequel il ne sera qu'un parmi la grosse dizaine de scénaristes non crédités au générique.

Mais très vite O'Nan se laisse envahir par la folie, la fascination Hollywood et, à force de détails, de noms, d'exemples, de technicité, il fini par proposer un résumé assez plat et répétitif de cette vie certes guère passionnante des coulisses peu reluisantes d'Hollywood, capable et coupable des pires compromissions - "money is money" - avec l'hitlérisme triomphant des années trente. Tout cela est sans nul doute très proche d'une certaine réalité, mais n'intéressera probablement que les passionnés du genre et de la spécialité. L'ennui c'est qu'il passe alors à travers son sujet - la fin décourageante et mélancolique d'un grand de la littérature américaine, tellement en phase, malgré lui, avec ce qu'il avait pu décrire et prévoir de ce monde en perdition de l'après "Der des Der". Ou bien il eut fallu n'avoir qu'un sujet au lieu de deux, Hollywood et Fitzgerald, difficiles pour ne pas dire impossibles à mener de front sans que les deux s'annihilent progressivement. On lit ainsi, sans difficulté particulière mais sans grand enthousiasme, une grosse moitié de l'ouvrage. Peut-être l'auteur s'ennuie-t-il aussi à raconter une histoire d'amour - celle entre Scott et Sheilah - qui ne l'intéresse pas tant que cela malgré l'importance qu'il s'acharne à lui donner ? Il est vrai que, par delà les idées que l'on peut se faire de la haute société d'alors, ou de celle du spectacle, ces gens-là sont bien convenables, pudibonds parfois, bourgeois dans le sens le plus restrictif, au-delà des apparences mondaines et des soirées alcoolisées.
Et puis, petit miracle, il suffit que Fitzgerald se retrouve en compagnie d'un jeunot, fils du PDG de la Paramount, que ces deux là fassent les quatre cents coups sur un temps pourtant bref, pour que le roman reprenne vigueur, souffle et corps. A partir de là, et jusqu'à la fin tragiquement triste, pathétique de Fitzgerald, de ce monstre sacré, qu'on aime ou pas son oeuvre, l'auteur de "Nos plus beaux souvenirs" et de "Emily" accroche son lecteur, lui montre des êtres au bord de la rupture, du drame (qui se noue sans que rien semble pouvoir être fait pour l'empêcher), d'un écrivain, presque vieillard de quarante-quatre ans qui retrouve, vraiment, le goût d'écrire, même si l'on avait senti, au fil des plates pages précédentes, que cette urgence ne l'a jamais vraiment quittée, même après l'échec commercial et critique retentissant de son "Tendre est la nuit". Cela s'était seulement perdu au fil d'un texte alors devenu atone, quasi documentaire. Dès lors, O'Nan joue de toutes ses qualités d'écrivain rusé, intelligent, passionné qui connait son sujet sur le bout de ses ongles mais qui parvient, enfin, à s'en détacher ; qui comprend, mieux que quiconque comment cette fin tragiquement médiocre d'un être ayant porté quelque chose de sublime en lui, quelques années auparavant, aurait pu se terminer autrement, non en bête happy-end hollywoodien bien sûr, mais en dernier acte à la dimension shakespearienne, sublime et poignante. Il n'en fût rien, hélas pour la littérature comme pour l'homme, ce que Stewart O'Nan indique, à la manière d'un début de piste en introduction de son roman, reprenant cette phrase de Scott : «Il n'y a pas de deuxième acte dans les vies américaines.»

Peut s'en faut, et c'est réellement dommage, que cet ouvrage donne une direction quasi faustienne à son projet, qu'il dépasse l'anecdotique pour entrer dans le vif de son sujet, lequel déborde dans une certaine mesure la simple existence d'un écrivain à bout de souffle, de ces dernières relents de légèreté d'avant la monstruosité nazie. C'est un peu comme si, submergé par l'immensité de la tâche, et de sa très probable sincère admiration pour l'auteur autant que pour les ouvrages de celui-ci, il s'était freiné, empêché de sublimer ce destin, au risque, peut-être, de le trahir, de le transgresser d'un strict point de vue biographique mais pour en faire quelque chose d'approchant bien mieux d'une vérité que les dates et les faits bruts ne savent que bien rarement transmettre. Un bon livre, sans doute, mais qui décevra parce qu'il ne parvient pas à aller au-delà de la vraisemblance.
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