Deux portraits de deux jeunes femmes s'opposent dans le nouveau roman de
Joyce Carol Oates. L'une, Genna Meade, est issue d'une famille blanche aisée. Fille d'un avocat, fervent défenseur des droits civiques et d'une femme déjà ruinée psychologiquement par des drogues diverses, et descendante du fondateur d'un collège prestigieux dans lequel elle s'apprête à entrer en première année. C'est une jeune femme frêle aux multiples taches de rousseur. L'autre, Minette Swift, noire, fille de pasteur et animée d'une foi sans failles. Boursière et de corpulence bien plus ronde que Genna.
Le hasard place Genna et Minette dans une même chambre. Deux femmes que tout oppose et qui ne partent pas sur un terrain d 'égalité.
Nous sommes alors dans les années 70 encore marquées par un racisme ambiant, et il n'est pas rare que Minette soit l'objet d'attaques, qu'elles soient fantasmées ou réelles.
Malgré cette opposition flagrante, ce sont avant tout deux femmes dont l'esprit est entaché par le poids des générations précédentes.
Ainsi, Genna tentera de combler les moindres désirs de sa camarade : puisqu'elle descend d'un homme illustre, elle se doit pour lui et pour son père de compenser tous les outrages subis par Minette. Genna est en effet animée par la volonté de reconnaissance d'un père omniprésent par son absence. Un père qu'elle vénère, même s'il possède des côtés obscurs, comme le montre un diminutif dont elle l'affuble de temps en temps : Mad Max.
Comment trouver sa place entre un père brillant et reconnu et une mère lentement gagnée par l'hystérie ?
Protéger Minette est sa bouée de sauvetage : avec elle, elle a l'impression de servir à quelque chose.
De son côté, Minette n'a rien d'une camarade sympathique. Son dédain pour Genna, malgré tout ce que celle-ci fait pour elle, ne diminue pas au fil des pages.
On pourrait facilement s'apitoyer sur Genna, puisque celle qui ne possède pas grand chose si ce n'est un nom, de l'argent et sa peau blanche, on pourrait aussi rejeter Minette et son caractère bien trempé. Mais il ne s'agit pas ici de savoir à quel personnage le lecteur doit s'identifier.
Il s'agit plutôt dans ce récit de faire le portrait d'une Amérique post-nixonienne à travers le portrait de ces deux jeunes femmes.
Finalement, dans ces années 70, quelle place peut-il y avoir pour deux individus ? Comment une amitié aurait-elle pu réunir ces deux étudiantes alors marquées par le poids de leur famille et une certaine culpabilité ?
En ouvrant le livre, le lecteur sait déjà comment se terminera cette histoire, puisque le narrateur place son récit sous le signe d'une enquête. C'est avant tout un récit cathartique écrit dans le but de soulager une conscience, celle de Genna :
Minette n'a pas eu une mort naturelle, elle n'a pas eu une mort facile. Chaque jour de ma vie, depuis sa mort, j'ai pensé à Minette et au supplice de ses dernières minutes, car j'étais celle qui aurait pu la sauver, et je ne l'ai pas fait. Et personne ne l'a jamais su.
Quinze ans après les faits, Genna reprend donc son stylo pour écrire un texte sans titre. Un texte qu'elle n'arrive pas à nommer, un peu comme sa vie en somme.
Le lecteur est alors amené à comprendre comment Minette a pu trouver la mort avant la fin de sa première année scolaire. Malgré tout, le roman n'en devient pas policier pour autant. Hormis une tension palpable, le récit s'oriente davantage vers une peinture de l'Amérique des années 70 à travers le portrait de deux étudiantes de 19 ans, que tout oppose au premier abord.
Les personnages sont intéressants à suivre du fait de leur complexité. Au début, on pourrait se dire que Genna est antipathique parce qu'elle n'agit que par procuration, afin d'être bien vue par ce père absent. Une pauvre petite fille riche remplie de compassion pour les opprimés en somme. Et Minette peut l'être tout autant. Elle, la jeune femme noire si hautaine, qui est-elle pour mépriser tout le monde ?
Mais quand on gratte un peu plus, ce roman dépasse la simple opposition entre Genna et Minette. C'est beaucoup plus complexe que ça, tout comme la fragile amitié qui les unit.
Et puis, en lisant la fin, le lecteur s'apercevra que la problématique ethnique est reléguée derrière celle qu'on se pose tous : quelle est ma part de responsabilité dans ce que je vis ? N'y a-t-il pas une part de fatalité ? Et surtout, jusqu'où pouvons-nous aller pour nous émanciper de nos attaches ?
Un roman complexe, à plusieurs niveaux de lecture.
Quand le lecteur tourne les pages, c'est un peu comme lorsqu'il va voir une tragédie sur scène. Ce n'est pas la fin qui est importante, mais tous les évènements qui conduisent à cette fin. Au début du livre, le ressort est bandé, cela roule tout seul. C'est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin (...)
Antigone,
Anouilh.
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