L'exposition coloniale/
Erik Orsenna
Prix Goncourt 1988
Académie française
le narrateur de cette longue histoire s'appelle Gabriel : il nous parle de lui soit à la première personne, soit à la troisième et alors avec une certaine distanciation. Il est né en 1883 à Levallois paradis des chevaux et des fragrances campagnardes. Louis, c'est son père libraire abandonné par sa femme une semaine après la naissance de Gabriel. Marguerite, c'est sa grand-mère, libraire veuve, mère de Louis. Les lointaines racines familiales sont mexicaines nous explique Gabriel. On l'aura compris, il évoque dans ce récit ses souvenirs cinquante années plus tard, retiré maintenant dans sa confortable maison de Cannes la Bocca .
Gabriel passe son enfance au milieu des livres évidemment. Et à force de lire, le rêve est devenu une seconde vie pour les
Orsenna qui affabulent sur tout sujet ayant rapport avec les colonies françaises. ‘La vraie maladie grave de la famille
Orsenna, c'est le rêve » dit Louis à son fils. Des rêves tropicaux qui feront long feu.
C'est vers Londres que Gabriel va faire ses premières armes de conférencier ou plus exactement de conteur diplomate dissertant sur le positivisme et la philosophie d'
Auguste Comte. Il faut bien gagner sa vie et ce de façon discrète car les femmes n'aiment pas les efforts trop visibles. Beaucoup d'argent à gagner discrètement : voilà le secret des bonnes relations avec les créatures féminines lui explique Markus Knight, le père et le mari de trois créatures de rêve, rencontré sur le bateau traversant la Manche.
Sa passion pour le caoutchouc mène ensuite Gabriel vers Clermont Ferrand, la capitale du pneumatique. Il a toujours, tapie au fond de sa poche, une balle de mousse qu'il pétrit sans relâche. Il retrouve bientôt la famille Knight à Paris et part en conquête des jeunes filles Ann et Clara : le problème est qu'il les aime toutes les deux…Nous sommes alors à l'été 1913.
Puis ce sera l'installation au Brésil à Belem avec sa toute jeune épouse pour une mission inattendue dans une plantation d'hévéas. D'aventure en aventure, le couple périclite et le retour à Paris en deux temps connaîtra un bien curieux quoique prévisible épilogue tant et si bien que Anne et Clara retrouvées s'écrieront lors de présentations : « Nous sommes la femme de Gabriel
Orsenna ! » On ne peut s'empêcher de penser au cas de
Sigmund Freud qui marié à Martha aurait eut une relation régulière avec Minna sa soeur qui vivait avec eux. Pour Gabriel, la grande affaire devient les pneumatiques et les automobiles jusqu'au jour trente cinq ans plus tard où il tombe en disgrâce quand les allemandes et les italiennes font parler les chevaux. À la traîne les Bugatti, Delahaye et autres Talbot !
Ce roman de 700 pages absolument picaresque et baroque m'a rappelé le monde de
Gabriel Garcia Marquez. Avec un humour décapant de tous les instants : « Il m'invita dans l'un de ces restaurants de quartier où les tables se touchent et les conversations s'emmêlent. On perd vite le fil. Pour un peu on repartirait avec la vie du voisin de gauche… » ou encore : « Dans la recherche, ce n'est jamais le chef qui cherche ! » « La circulation viendra à bout de l'automobile. » Affirmation prémonitoire de l'auteur quand il écrivit ce livre en 1988.
1929 : on retrouve Louis le jeune père de Gabriel, dont la vie n'est qu'une succession d'escales féminines, qui s'affaire au Ministère des Colonies rue Oudinot pour organiser
l'Exposition Coloniale qui est prévue pour 1931. Un manifeste du parti communiste, avec les signatures entre autres d'
Aragon,
Eluard, Breton et Char, s'élève contre cette manifestation colonialiste et désespère Louis qui voue ces écrivains aux gémonies.
1939 et la Seconde Guerre Mondiale, la Débâcle et les archives qu'on brûle à Paris envahi. Gabriel et Louis doivent s'adapter car comme ils disent, la guerre ne dispense pas de trouver du travail de même que le cancer n'empêche pas d'attraper un rhume ! Puis Gabriel va connaître les aléas de rejoindre Londres et la France libre pour passer son temps au téléphone sans voir la Tamise. Cela rappelle le Désert des Tartares !
Plus tard Louis se lance dans une aventure risquée de vente de bicyclettes en Indochine et Gabriel perd sa trace. Il se lance alors à sa recherche à travers tout le pays. En vain. Ce sera le retour final à Cannes la Bocca où l'attendent Ann et Clara.
Un roman que l'auteur a mis huit ans à écrire et qui fourmille d'anecdotes concernant la société de la première moitié du XXe siècle. Une histoire qui met en valeur la complicité et l'amour d'un père et de son fils durant soixante dix ans de vie commune ainsi que l'amour du fils pour deux fillettes au départ, un amour qui ne s'éteindra jamais malgré les séparations, les voyages, les tentations, les chaos de l'histoire et l'âge venant.
700 pages, dont je suis allé jusqu'au bout malgré quelques réserves que je cite un peu plus loin, de sourires et de situations cocasses. Un roman jubilatoire et généreux, plein d'humour et de délicatesse où la verve et l'imagination ainsi que le ton moqueur et frondeur de l'auteur font merveille dans un foisonnement de personnages évoluant partout dans le monde, du Brésil (Belem, Manaus) en Indochine (Saïgon, Tay – Ninh, Hué, Hanoï), en passant par l'Auvergne (Clermont Ferrand) et l'Autriche (Vienne).
Un bémol cependant : quelques longueurs conduisant parfois le lecteur vers l'assoupissement ; aussi un certain manque de charisme des personnages qui évoluent comme des ombres. le monde d' Erik
Orsenna n'est pas toujours facile d'accès, mais ce roman mérite l'effort avant le plaisir d'être lu.