L'avez-vous remarqué? A chaque rentrée littéraire revient la même question: «Mais, au juste, qu'est-ce qu'un bon livre?» Pour ma part, je me suis toujours méfié de ceux qui prétendent détenir les critères du «bon» livre, du «grand» écrivain ou de la «vraie» littérature: je sais ce qui me plaît et ce qui me déplaît, mais je sais aussi que mes jugements, pour enthousiastes ou argumentés qu'ils soient, restent personnels, donc égoïstes, subjectifs, injustes. Et pourtant, cette question - «Qu'est-ce qu'un bon livre?» - est sur toutes les lèvres. Lorsqu'il s'agit du prochain tome de la saga Harry Potter, par exemple. Pour tenter de percer cet autre mystère qu'est l'engouement de millions de lecteurs pour une série de romans où la magie défie la raison, Lire consacre sa couverture au petit sorcier britannique. Vous m'objecterez, assez justement, que le succès n'est pas une garantie de qualité. D'accord. Mais il n'est pas non plus signe de niaiserie. Harry Potter est devenu un phénomène de société, nul ne le contestera. S'agit-il d'un bon livre? Deux essais splendides et pleins d'humour répondent, à leur manière, à cette question incongrue.
La Croate Dubravka Ugresic déploie tout son talent dans un essai réjouissant intitulé
Ceci n'est pas un livre (traduit du serbo-croate par
Mireille Robin, 306 p., Fayard, 18 euros). Avec un sens inouï du burlesque, elle croque quelques-unes des scènes les plus cocasses de la vie littéraire: écrire un livre, prendre un agent, subir un directeur littéraire, aller aux cocktails, publier son livre, signer dans une librairie, toucher des subventions...
Ceci n'est pas un livre est un petit bijou d'impertinence, truffé de remarques plus ou moins désabusées sur l'art d'écrire et le plaisir de lire. On y débusquera de précieux conseils d'écriture et l'on redécouvrira le plaisir des grands éclats de rire. A ce réquisitoire plein d'esprit répond le joyeux badinage de
Charles Dantzig. Son Dictionnaire égoïste de la littérature française (976 p., Grasset, 28, 50 euros) n'a rien du panorama qu'il prétend être mais tient plutôt du «journal de lecture» d'un honnête homme. Tout n'est pas agréable dans ce fort volume. Dantzig verse parfois dans la pédanterie (sur
Rimbaud: «Tout le monde a plus ou moins de génie à quinze ans. L'important est d'en avoir à cinquante»), se laisse aller à la goujaterie («Colette est un ventre. En un mot, elle est dégueulasse»), cultive l'injustice («
Molière, c'est Spielberg: un grand talent mis au service du succès public qu'il obtient au détriment du génie») et, lorsque les jugements définitifs rejoignent un style volontiers ronflant, fait preuve d'une surprenante étroitesse de vues (le polar, «paresse de l'imagination»). Mais, après tout, l'injustice est ce qui donne leur charme aux pavés lancés dans la mare du conformisme littéraire. Reconnaissons-le, Dantzig frôle le superbe quand il exhume du purgatoire les écrivains oubliés (et
Claude Tillier, alors?); il excelle lorsqu'il dévoile ses conceptions de l'écriture. Ainsi, à l'entrée «creative writing»: «Montrez, ne nommez pas. le lecteur intelligent comprend très bien sans cela. Nommer, c'est expliquer, et tout ce qui explique offense. du moins, les lecteurs fins. [...] Un mot n'est pas qu'un mot, et c'est le problème particulier de l'écrivain. Un mot est chargé de souvenirs, d'histoire, de joies, de douleurs, celles des lecteurs, de l'écrivain lui-même.»
Et les bons livres, dans tout ça?
Dubravka Ugresic rapporte l'anecdote suivante: «Interrogé sur ce qui fait un bon livre, [un de mes étudiants] a répondu sans hésiter: "Il faut qu'il étincelle."» Fabuleux, non? Etinceler, voilà un critère qui me transporte!
Charles Dantzig, de son côté, théorise mais sous un angle astucieux: «On reconnaît le bon écrivain à ce qu'il nous intéresse à ce qui ne nous intéresse pas. Les plaines, les Flandres, les ciels bas me rebutent, mais j'aime Verhaeren. Un autre critère du bon écrivain est qu'il donne envie d'écrire. Pas sur lui, autre chose. Il y a une contamination de la création.»
Revenons donc à Harry Potter et le prince de Sang-Mêlé. Oui, il s'agit d'un bon livre. D'abord parce qu' «il étincelle». Ensuite parce que ceux que rebutent sorciers, Hippogriffes, Scrouts à Pétards et autres Moldus «s'intéressent» tout à coup à ces mystérieuses odyssées. Enfin, parce «qu'il donne envie d'écrire» à des milliers d'enfants à travers le monde. Osons l'affirmer, Harry Potter est un bon livre et fait du bien à la littérature. Peut-être est-ce là son meilleur tour de magie.
Monsieur R. de S.