L'art français 1789-1889

Deviner l'énigme d'un être humain et, par la plastique intime, exprimer son caractère, l'habitude de son corps et de son âme, ce qui le définit, ce qui le classe, c'est un des plus passionnants problèmes que les maîtres aient résolu. Quels que soient les moyens d'expression, une question se pose d'abord : le peintre a-t-il su voir à fond, a-t-il osé tout dire en dégageant nettement l'essentiel? Sans doute il y a bien des degrés dans cet art tout spécial. Les uns ont fait par le portrait le roman des moeurs, d'autres l'histoire générale, quelques-uns ont résumé la nature d'une race, les plus grands ont fixé quelques aspects supérieurs de l'humanité : mais, petits ou grands, tous ceux qui comptent ont commencé par s'isoler dans la curiosité fervente du vrai, ils ont contemplé leur modèle comme un exemplaire unique et irréductible de l'infiniment diverse nature.

On me dira que la production de Manet ne rentre pas absolument dans le cadre de la peinture d'histoire, quoiqu'on lui doive deux ou trois tentatives de peinture historique : le Christ aux Anges, l'Exécution de Maximilien empereur du Mexique, le Combat du Kersage et de /'Alabama en vue de Cherbourg. Pouvais-je, cependant, passer sous silence l'homme qui, par son influence, supérieure même à la valeur de ses oeuvres, a transformé
l'École française? Si les tableaux de Manet venaient à disparaître, on aurait peine à s'expliquer l'évolution de nos artistes à cette fin de siècle : évolution si complète qu'elle va de la peinture de moeurs à la peinture d'histoire et qu'elle arrive à les confondre. Que le maître impressionniste, ainsi qu'on l'a nommé, s'en tienne à l'aspect premier des choses, qu'il peigne des canotiers dans le bassin d'Argenteuil, une femme étendant son linge, une petite fille qui regarde passer le train du chemin de fer, peu nous chaut! Sa grande force, c'est qu'il a dégagé un principe : il supprime toute tradition d'école entre la nature et lui; il peint la vie immédiate dans son enveloppe de lumière diffuse et d'air respirable. Et c'est par là qu'il s'impose aux réflexions des peintres de bonne foi.

Le Salon de 1789 appartient à la Révolution par la date, mais non par l'esprit. Malgré le Brutus de David et quelques portraits d'après des personnalités à la mode, comme le soldat aux gardes françaises qui passait pour être entré le premier à la Bastille, cette exposition, « ordonnée suivant l'intention de Sa Majesté », est encore celle « des peintures et sculptures de Messieurs de l'Académie royale ». Les exposants sont ceux de la veille, et c'est à peine si les événements dont l'Europe s'inquiète et s'étonne ont provoqué un mouvement appréciable. Avec les oeuvres de Vien, des deux Lagrenée et de Joseph Vernet, qui n'a plus que quelques mois à vivre, on assiste à la liquidation de l'ancien monde.

Le renouvellement du personnel militant ne s'opéra que deux ans après. Sous l'influence des idées courantes, l'Académie s'était divisée : la lutte ne portait pas sur une transformation de l'idéal, mais sur les réformes relatives au gouvernement des arts et à la situation des artistes. L'Assemblée nationale ne resta pas indifférente à ces querelles intérieures. Elle comprit que le droit d'exposer au Louvre ne pouvait demeurer le monopole de quelques privilégiés. Elle décréta le 21 août 1791 que le Salon qui se préparait serait ouvert à tous les artistes, membres ou non de l'Académie de peinture et de sculpture.

Le romantisme ne s'occupe que des gueux « pittoresques », mais encore fait-il reconnaître à tous les artistes le droit de s'occuper des gueux. On sait que la seconde époque romantique a détourné le lyrisme des sujets historiques au profit des sujets populaires. Les misérables du faubourg supplantent peu à peu sur les brigands d'épopée et les gothiques victimes. La sensiblerie philanthropique se superpose au pseudo-réalisme. Le réalisme naturaliste aura bien de la peine à se dégager de ce fatras.