Robert Badinter a étudié ce que les quatre années d'occupation allemande ont imposé aux avocats juifs, au sein du Barreau de Paris essentiellement.
Partant de l'antisémitisme hypocrite mais courtois qui régnait avant-guerre et qui les écartait des « honneurs et responsabilités professionnelles », Badinter se penche longuement sur ce que les statuts édictés en octobre 1940 et juin 1941 imposèrent comme conditions invivables à ses confrères de l'époque. Et en particulier sur les exigences d'un numérus clausus qui réduisait à 2% le nombre d'avocats juifs par barreau.
Seuls les barreaux importants, ceux des plus grandes villes de France, furent réellement affectés par ce diktat, et
Robert Badinter s'est surtout intéressé à celui de Paris.
S'il rappelle brièvement que celui-ci « n'a pas manqué de courage face aux Allemands, ni d'indépendance face au régime de Vichy », il constate aussi que le bâtonnier et le conseil de l'ordre ne se sont pas opposés au recensement des avocats non français dans un premier temps, juifs ensuite, ni à l'élaboration de dossiers susceptibles de faire échapper certains à l'exclusion du Barreau : sur des critères d'appartenance ancienne à la nationalité française, et de mérites exceptionnels, militaires ou professionnels, dont l'appréciation était laissée à sa seule initiative, l'Ordre des avocats de Paris a présenté une quinzaine de demandes de dérogation.
Le principe de l'exclusion n'a donc pas été discuté et au total, à Paris, s'est imposé à deux cent cinquante avocats à peu près. Sans que leurs confères ne s'inquiètent de l'effet dévastateur sur leur moral ou de ce qui leur restait comme moyens d'existence.
Le bâtonnier
Charpentier sera plus courageux en s'opposant à l'obligation faite aux avocats juifs exerçant encore en juin 1942, de porter l'étoile jaune sur la robe. Dispense qui ne valait que dans les murs du palais de justice, puisque la robe n'est portée que là.
Et qui ne faisait barrage ni aux internements à Drancy, les premiers en mai 1941 (rafle des notables) ni aux exécutions en tant qu'otages (20 septembre 1941), de ceux qui avaient été « omis » du Barreau.
La traversée de ces quatre années ne peut se faire sans évoquer les hommes qui ont fanatiquement poursuivi les desseins antisémites, ceux qui en ont été témoins plus ou moins passifs et certains de ceux qui ont subi cet acharnement dément.
Alibert, puis
Xavier Vallat (lui-même avocat, membre du Conseil de l'Ordre...) nommé à la direction du Commissariat général aux questions juives en mars 1941, avant de laisser le poste à Darquier de Pellepoix en mai 1942 : chacun plus antisémite que le précédent, et balayant toutes les tentatives de résistance, même les plus timides, à leur programme infernal.
Jacques Charpentier, bâtonnier de 1938 à 1945, personnage ni tout blanc ni tout noir. Ne s'opposant pas au numerus clausus, mais interdisant le port de l'étoile jaune sur la robe. Se désolant de l'internement à Drancy de
Pierre Masse et de six autres avocats, parmi les plus brillants. Mais venant à Drancy, au printemps 1942, notifier leur exclusion du barreau aux avocats internés, sans « un mot pour regretter, expliquer ou excuser. »
Mais aussi entré en résistance en septembre 1943...
Enfin quelques-uns de ces hommes qui ont souffert et sont morts de cette haine immonde :
Pierre Masse, qui avait siégé avec Pétain au Comité de Guerre en 1917, arrêté en août 1941, à 62 ans ; avocat réputé pour sa sagesse ; d'une dignité sans faiblesse, attentif à ses compagnons de captivité, et les aidant dans la mesure de ses moyens ; déporté à Auschwitz en octobre 1942.
Jacques Franck, arrêté en même temps que
Pierre Masse. Libéré pour cause de maladie. Refusant de fuir malgré le risque d'être de nouveau arrêté, mais désespéré, se défenestrant en janvier 1942.
Lucien
Vidal-Naquet qui refusa de faire la moindre démarche pour éviter l'exclusion due au numerus clausus ; qui écrivait en septembre 1942 : « je ne suis plus qu'un demi-citoyen sur le sol même où je suis né et où dorment les miens ; c'est ainsi que j'ai perdu le droit d'exercer la profession qui fut celle de mon père (...) Je ressens comme Français l'injure qui m'est faite comme Juif (...) J'étais si fier de mon pays. Je le voulais au-dessus de tous – mes yeux se sont ouverts aujourd'hui : mon pays n'était beau que parce que je le croyais beau. » Qui se réfugia en zone libre, entra dans la Résistance, fut arrêté à Marseille avec sa femme. Ni elle ni lui ne revinrent de déportation.
C'est le talent de
Robert Badinter, dans ce livre, d'évoquer à la fois le mécanisme tatillon, bureaucratique, désespérant, de la politique antisémite de ces quatre années, les hommes qui l'ont menée, mais surtout ceux qui ont conservé avec un courage rare, une dignité absolue face à l'humiliation qu'on leur imposait.