Parfois il avait l’impression qu’elle se désintéressait de tout. Certains jours elle avait carrément oublié de faire à dîner. Alors il improvisait quelque chose avec les moyens du bord ou bien il l’emmenait au restaurant, la petite gargote « Chez René » sur la placette en contrebas…
Et puis elle s’était mise à boire… Oh, au départ pas grand chose : une petite liqueur, une petite anisette de ci de là pour se remonter le moral les après-midi gris. Et puis le gin avait fait son apparition.
Il est perdu : il ne sait plus d’où il vient ni même vraiment qui il est ! Envoûté, totalement envoûté. Ah si, quand même ça lui revient : bien sûr il rentre du travail, du commissariat. Il est flic, voyons ! Inspecteur de police ! Mais que s’est il passé précisément ce jour là, il ne le sait plus. Il ne le sait plus et il s’en fout ! Il n’existe réellement qu’ici dans cet instant présent, dans cette petite maison que nimbe le couchant… Et sa vie tout entière s’appelle Nini !
Qui plus est l’individu avait une façon de le toiser parfaitement insupportable ! Qu’est-ce qui dans la silhouette et la mise de Gus lui déplaisait donc tant ? Quelque chose qui lui faisait défaut à lui ! Voilà qui était fort possible ! Sa jeunesse ? Son élégance ? L’intelligence perceptible dans son regard ? Non, l’autre était certainement trop lourd pour distinguer ni celle-ci, ni l’ironie avec laquelle le jeune homme répondait à ses regards désapprobateurs.
Après les moments d’innocence, les années de bonheur, surgissaient des heures de doute, d’incertitude puis de douleur. Sans doute avec lui Nini n’était-elle pas heureuse. Pas pleinement. Alors elle cherchait ailleurs. Vrai qu’il n’était pas drôle, qu’il manquait de rire et de fantaisie. Flic, il était flic et cela expliquait pas mal de choses ! C’est d’un clown ou d’un poète qu’elle aurait eu besoin.
Raffini ne put réprimer un sourire attendri : cette fichue Valse Brune et ses chevaliers, rengaine oubliée depuis des lustres et qui lui était si brusquement revenue en mémoire ! C’était donc là, certainement, dans cette guinguette au bord du Doubs, jouée par ce Jojo-la-jambe et ses compères, qu’il s’en était imprégné, tournant et tournant à s’en donner le vertige aux bras de la pauvre Nini !