Les rapports de domination liés à la classe, au genre, à la race ou à la condition physique et mentale, et plus généralement l'oppression dérivée des privilèges systémiques, n'épargnent pas le monde du militantisme. Par conséquent, les militants des collectifs de lutte sont appelés à partager leurs efforts entre l'amélioration interne de leurs structures d'organisation et d'eux-mêmes d'une part – en commençant par la prise de conscience de leur propre position située par rapport à ces privilèges – et d'autre part le combat externe relatif à leur(s) cause(s) spécifique(s), sous peine de divisions intestines et de discrédit qui constituent certaines parmi les armes principales du pouvoir. L'intersectionnalité des causes, l'aménagement d'espaces de non-mixité au sein des mouvements, la responsabilisation et prise de parole voire le leadership des « premier.es concerné.es », la conscientisation des militant.es par des formations internes, la règle de « s'exposer plus quand on risque moins », ainsi que les principes contenus dans les dénommés Accords de Jemez ('Jemez Principles') élaborés en 1996 aux États-Unis par des collectifs écologistes en lutte contre l'ALENA (Accord de libre-échange nord-américain), constituent les principaux acquis visant à «
lutter ensemble » par des moyens de démocratie interne. Voici six des dix principes des Accords de Jemez cités (pp. 355-358) : #1 : Être inclusif.ves ; #2 : Mettre l'accent sur l'organisation par le bas ; #3 : Laisser parler les gens pour elles.eux mêmes ; #4 : Travailler ensemble dans la solidarité et la réciprocité ; #5. Construire des relations justes entre nous ; #6. S'engager à changer.
Néanmoins l'autrice, qui bénéficie elle-même d'un passé nourri de nombreux terrains de lutte depuis celle contre la loi du CPE lorsqu'elle était étudiante, et en particulier d'une riche expérience à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, renonce à rédiger un vade-mecum de bonnes pratiques à l'usage des militants. Composant ici un ouvrage qui se situe à mi-chemin entre l'essai et la recherche sociologique de terrain, sa méthodologie a consisté à aller à la rencontre de différents collectifs de lutte en France, Grande-Bretagne, Israël, États-Unis, afin d'explorer les pratiques adoptées pour mener cette transformation sur les deux fronts, interne et externe. du caractère hybride de cette méthodologie découle une imbrication entre réflexions théoriques, prévalentes dans la première partie de l'ouvrage mais repérables tout au long du texte, et empirisme, notamment par les témoignages restitués dans les chap. consacrés à chaque organisation (témoignages ayant leur point d'orgue dans la partie terminale intitulée « Entretiens »), mais également par quelques expériences personnelles particulièrement appréciables, dont le livre est parsemé et qui servent aussi à situer l'autrice. Il est probable que le choix des collectifs ait été effectué précisément en fonction de leur représentativité en termes d'intersectionnalité et/ou d'une réflexion plus poussée sur ces problématiques de pratiques internes.
La conclusion, néanmoins (cf. cit. 10), invite à la nuance, au refus du dogmatisme, à l'exportation mécanique et obtuse de principes figés. Si la partie empirique m'a semblé perdre du tranchant des réflexions théoriques parce qu'elle n'est pas du tout succincte, elle force néanmoins l'admiration par la hauteur éthique des préoccupations et des tentatives de solution envisagées et justement par la synthèse opérée sur des terrains, des causes et des contextes très divers, tous nécessaires et complémentaires. On notera aussi les très belles réflexions sur les motivations individuelles du militantisme.
Table [avec appel des cit. ]
Intro : L'antre de la violence [cit. 1]
I. Prendre acte :
1. Nommer puis agir
Explorer les termes
Penser les oppressions structurelles et les systèmes de privilèges en contexte français [cit. 2]
Agir face aux oppressions [cit. 3]
2. Cartographier les entraves, circuler dans les décombres
Féministes blanches
De la marge vers le centre : 2005-2006, soulèvements [cit. 4]
D'autres mondes sont possibles : l'altermondialisme en héritage
3. Humour, imaginaire, sémantique et mémoire au sein des luttes
L'humour des dominant.es
L'imaginaire et ses horizons [cit. 5]
Réinventer une sémantique partagée
Nos mémoires sélectives
Des mondes plutôt qu'un
II. Faire communauté :
4. Défendre un territoire et se défendre des oppressions : expériences de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes
Fais pas chier, bois mes règles : le sexisme à la ZAD et dans le mouvement de lutte anti-aéroport
Survivre dans un océan de blancheur
Se retrouver comme condition nécessaire de survie
5. Lutter pour l'autonomie : l'organisation entre personnes concernées par le handicap physique et mental
Validisme
DPAC : front de lutte des handicapé.es et de leurs allié.es
Manifeste du CLHEE [cit. 6]
S'affirmer collectivement comme sujets politiques autonomes
6. Faire avec les oppressions dans le groupe
Faire communauté [cit. 7]
Faire avec les oppressions dans le collectif
Répondre collectivement aux oppressions lorsqu'elles se manifestent
C'est parce qu'elles sont perméables et qu'elles se laissent caresser par le vent que nos digues tiennent
Règles pour un espace plus safe
III. Organiser des fronts :
7. Solidarity forever : s'exposer plus quand on risque moins [cit. 8]
London City Airport : la crise climatique est une crise raciste
Stansted : en finir avec les déportations de réfugié.es
Complices ou allié.es ? [cit. 9]
8. Palestine : l'anti-normalisation comme carnet de route
"The western way of feeling better" ou la fabrique d'un terrain de lutte inégal en Palestine
Régime colonial et répression
Anti-normalisation : une grille de lecture et des outils d'autodéfense au service des luttes pour l'autodétermination du peuple palestinien et ses complices
Colonialisme
9. Les luttes de long terme requièrent des allié.es de long terme : une histoire des accords de Jemez
Grassroots Global Justice Alliance : s'organiser entre concerné.es pour la justice climatique et environnementale
Les accords de Jemez
Garantir la parole des permier.es concerné.es
Forcer l'apparition d'allié.es
Les principes de Jemez pour une organisation démocratique
IV. Entretiens :
Fathi : s'organiser entre réfugié.es, Paris, 2015
Le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires du Nord : autodéfense des quartiers populaires et lutte contre les oppressions classe/race/sexe
Les Lesbiennes et les Gays Soutiennent les Migrant.es (LGSM) : une histoire de solidarité à l'ancienne
Outro [cit. 10]
Collectifs