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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Libres propos sur un libre penseur.

“D'abord qu'est-ce que le travail ? il existe deux sortes de travail : le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la terre ou dans le sol même ; le second à dire à quelqu'un d'autre de le faire. le premier type de travail est désagréable et mal payé, le second est agréable et très bien payé.” 

Quelle morgue ! Russel le sceptique (et sarcastique) nous lègue cet article à la tonalité pamphlétaire et caustique et nous rappelle qu'il y a presque un siècle le débat de la place du travail dans nos sociétés se posait déjà.

“En Angleterre au XIXe siècle, la journée de travail normale était de quinze heures pour les hommes et de douze heures pour les enfants”. Les décisions politiques, les idéologies justifiant l'exploitation ne sont pas décorrélées de la paix intérieure et de la quête du bonheur, ces décisions prises si loin des gens les meurtrissent dans leur chair (maladie, espérance de vie, malbouffe, déresponsabilisation, culpabilisation, impossibilité de voyager, aumône et charité…). Comme le montre très bien aujourd'hui un Edouard Louis, Russel avait compris que l'intime est politique et le politique est intime. Il n'y a que la télé pour distancier artificiellement les décisions du pouvoir de leurs conséquences sur nos vies.

“les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l'aisance et la sécurité. Nous avons choisi à la place le surmenage pour les uns et la misère pour les autres.”  Pour le philosophe anglais, qui écrit avant les premiers congés payés, la semaine de 39h et le travail massif des femmes (impensable à l'époque pour toutes sortes d'arguments apocalyptiques, il n'y a qu'à relire les débats parlementaires, les mêmes prévisions très « pragmatiques » de ruine des nations que pour l'abolition de l'esclavage, la fin du travail des enfants ou la décolonisation) il est faisable sur le plan économique d'infléchir l'organisation du travail vers un partage plus équitable. Rappelons qu'au Moyen Age, tant pour des questions de respect des saisons qu'à cause d'un calendrier religieux aux jours fériés pléthoriques, les paysans travaillaient en tout et pour tout six mois par an.
Les économistes d'aujourd'hui le confirment, seulement 2h/par personne et par semaine suffiraient à maintenir le P.I.B d'un pays comme la France, quand les scientifiques pointent que plus de 5h30 de travail personne/semaine nous condamnent à l'échec en matière de respects des accords de Paris sur l'endiguement du réchauffement climatique, sans même entrer dans les rapports de la communauté médicale sur les maladies psycho-sociales ou le caractère facultatif voire nuisible pour l'intérêt général de certains métiers, très rémunérateurs, comme le montrent Rutger Bregman ou David Graeber dans « bullshit jobs ».

“Mais sans une somme considérable de loisirs à sa disposition, un homme n'a pas accès à la plupart des meilleures choses de la vie. Il n'y a aucune raison pour que la majeure partie de la population subisse cette privation.” Les résistances sont avant tout idéologiques et cyniques, derrière se dessine un conflit d'intérêt entre la minorité exploitante et la majorité exploitée, cela peut être mis en relation avec la démonstration deux siècles plus tôt d'une élite facultative (la noblesse) qui joue contre l'intérêt général brillement développée par l'abbé Sieyès (quand il était encore révolutionnaire) dans son fameux « Qu'est-ce que le Tiers Etat ? ».

“les classes gouvernantes du monde entier ont toujours prêché à ceux que l'on appelait les “bons pauvres”. Etre industrieux, sobre, disposé à travailler dur pour des avantages lointains”. Il y a un lien entre le « tripalium », cette aliénation qui engloutie des semaines entières chez certains quand d'autres n'ont pas de travail, et la citoyenneté. Notamment la démocratie représentative versus la démocratie directe. On n'accorde pas le temps aux citoyens de se consacrer à la vie de la cité (devenue si complexe, 400 000 textes législatifs, des novlangues toujours plus abscondes…) ainsi il est inévitable qu'au lieu de siéger eux-mêmes à la « boulè » ou à « l'ecclésia » comme dans l'antiquité grecque, ils remettent leurs prérogatives régaliennes entre les mains de quelques-uns.

“Les plaisirs des populations urbaines sont devenus essentiellement passifs : aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio etc. Cela tient au fait que leurs énergies actives sont complètement accaparées par le travail.” Mais plus encore, il y a une schizophrénie entre le fait de naitre libre et égaux et de passer sa semaine dans un lien de subordination hiérarchique et de dépendance économique de sorte que les citoyens restent libres et égaux…le week-end. « Commencerons-nous par abdiquer pour être libres ? » interrogeait déjà le géographe anarchiste Elisée Reclus, Rousseau dirait « l'homme est né libre et partout il est dans les fers : du travail ». En outre, pour pouvoir obtenir des droits, les salariés doivent se mettre en grève et perdre du salaire, c'est le seul moyen pour tenter d'influer se le processus législatif (le peuple étant censé être le législateur), la grève qui condamne à beugler dans la rue comme des bêtes et finir parfois gazés ou matraqués ne fait qu'ajouter au mépris, ne fait qu'ôter davantage la dignité.
C'est la démocratie sociale qui est en panne et aujourd'hui de nouvelles formes de travail s'expérimentent, plus horizontales, moins policières, moins « 1984 », comme les coopératives ou les entreprises auto-gérées.

“La notion de devoir, du point de vue historique s'entend, fut un moyen qu'ont employé les puissants pour amener les autres à consacrer leur vie aux intérêts de leurs maîtres plutôt qu'aux leurs. » Ainsi le conflit d'intérêt dont je parlais plus haut entre exploités/exploitants doit être nuancé. Aujourd'hui encore, lorsque l'on fait un sondage sur le sentiment d'appartenance de classe on se rend compte que beaucoup ont une perception erronée de la classe sociale à laquelle ils pensent appartenir, parfois très éloignée de la réalité des chiffres (salaire médian, salaire moyen).
“Peu à peu cependant, on s'est aperçu qu'il était possible de faire accepter à bon nombre d'entre eux une éthique selon laquelle il était de leur devoir de travailler dur, même si une partie de leur travail servait à entretenir d'autres individus dans l'oisiveté.”  Certains salariés s'imaginent, par bêtise dirait François Bégaudeau, que parce qu'ils gagnent 4500 euros/mois, ils ont plus d'intérêts communs avec ceux qui gagnent 1,5 millions/mois qu'avec ceux qui gagnent 1500 euros. Donc soit on est nuls en maths soit des gens votent ainsi, par millions, contre leurs propres intérêts (sur l'origine aristocratique de l'élection versus tirage au sort notamment, je conseille Bernard Manin « principes du gouvernement représentatif » dont j'ai laissé une trace de lecture ici).

“L'idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches.” Peut-être peut-on reprocher à l'auteur quelques passages péremptoires, un manque de preuves factuelles dans les assertions, vous comprendrez que le sujet est trop sérieux pour tendre le flanc aux adversaires de l'Oisiveté pour tous (tout bonnement un meilleur partage du temps de travail), ces prêcheurs de l'Oisiveté pour quelques-uns (au détriment des autres) car, comme le souligne Russel, « malheureusement leur oisiveté n'est rendue possible que par l'industrie des autres ; en fait, leur désir d'une oisiveté confortable est, d'un point de vue historique, la source même du dogme du travail. La dernière chose qu'ils voudraient serait que d'autres suivent leur exemple.” 

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C'est un petit manifeste idéal pour démarrer la discussion à l'apéro : c'est court, c'est clair et du coup ça laisse largement la place pour refaire le monde. (Chacun peut lire ce tout petit texte avant pour s'échauffer).
Les questions sur le rapport au travail ne datent pas d'hier mais c'est important d'actualiser les données du problème, en particulier depuis le manifeste de Karl Marx et Engels. En effet l'auteur, en 1932, peut déjà juger de la trajectoire réelle du régime communiste en Russie pour s'en éloigner raisonnablement. Mais il y aussi une autre expérience internationaliste, très singulière, qui correspond à l'économie mondiale de la 1ère guerre. Bertrand Russell reprend ce point déjà exposé dans ses Essais Sceptiques et rappelle ici que les alliés ont fourni un effort de guerre très important tout en n'affectant pas significativement le niveau de vie des populations.
Ce serait une espèce de preuve : dans une économie de paix, la population pourrait bien ne travailler que 4 heures par jour pour pourvoir à ses besoins, et ce nouveau rapport au travail serait précisément la condition pour éviter la guerre.
Ça vaut donc la peine de poursuivre la réflexion car évidemment il y a des tonnes de possibilités pour cette deuxième moitié de la journée (ou plus généralement ce 2ième mi-temps) entre l'oisiveté au sens strict et d'autres formes de travail.
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Autre plaquette souvent citée par les critiques du travail et par les théoriciens de la décroissance (en réalité ceci est le texte d'un article de 1932, repris en 1935 pour en faire un essai - que j'ai lu il y a très très longtemps, dans une période d'idolâtrie pour Bertrand Russell : les ados ont tous besoin d'idoles...).
Là aussi une phrase est immanquablement citée :
"La morale du travail est une morale d'esclave, et le monde moderne n'a nul besoin de l'esclavage." (p. 15)
... à laquelle ont peut aussi ajouter :
"[...] le fait de croire que le travail est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne, [...] la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail." (p. 11)
... ou encore, et ceci est particulièrement pertinent pour nous qui consacrons une certaine énergie à apporter notre contribution à notre site bien-aimé (!) :
"L'idée que les activités désirables sont celles qui engendrent des profits a tout mis à l'envers." (p. 31).

Le contexte de ces cit. est le suivant : BR affirme que l'inoculation de la morale du travail représente un acte de pouvoir des classes oisives (propriétaires terriens, prêtres et guerriers) dont le seul but mystificateur est la conservation du privilège de leur propre oisiveté. [Vision très sociologique et très moderne des rapports sociaux]. La révolution industrielle a permis techniquement au loisir de cesser d'être la prérogative des classes privilégiées minoritaires, comme l'a prouvé l'économie de guerre de la Première guerre mondiale. de tous temps, le progrès de la culture et de la civilisation, outre le bonheur et la joie de vivre individuels, ont été le fruit de l'oisiveté (le fameux "otium" latin - jamais cité expressément, car BR était un homme de culture classique et non un pédant !), appelée désormais à remplacer "la fatigue nerveuse, la lassitude, la dyspepsie" (p. 37). [Vision positiviste hélas tombée en désuétude, au moins provisoirement]. J'ajouterai (en relation avec l'une des mes lectures de ces derniers jours) :
"A présent, les universités sont censées fournir, d'une façon plus systématique, ce que la classe oisive produisait de façon accidentelle comme une sorte de sous-produit. C'est là un grand progrès, mais qui n'est pas sans inconvénient." (p. 35)
Quel inconvénient ? Mystère... Ce clin d'oeil à notre propre temps est authentiquement bouleversant - même si le reste n'a rien perdu non plus de sa pertinence (sauf peut-être la première citation, la plus connue, celle sur le besoin d'esclavage... - mais là, je vais me faire lyncher).
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Après avoir vu la captation du spectacle de Dominique Rongvaux, j'ai décidé de lire l'essai qui l'a inspiré.
C'est un texte très court (trop court ?) d'une trentaine de pages, écrit dans une langue claire et accessible à tous.
Dans ces quelques pages, Bertrand Russel soulève une infinité de questions : quelle définition du travail ? et du loisir ? selon la classe sociale, l'âge, le sexe, etc.
Bien qu'écrit en 1932, l' "Eloge de l'oisiveté" a une résonnance parfaite avec notre société actuelle, et en particulier avec le moment (celui des antagonismes autour de la réforme des retraites).
J'ai déjà lu plusieurs ouvrages sur le thème du travail et de son organisation, ou sur l'idée que plus de loisirs amènerait plus de bienveillance et d'intelligence (ne serait-ce que dans le roman utopique "Nouvelles de nulle part" de William Morris). J'ai eu l'impression, avec "Eloge de l'oisiveté", de lire un condensé extrêmement bien écrit des prémices de la réflexion sur le travail. Et surtout, comme souvent, que, depuis, on n'avait pas beaucoup avancé.
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Comme d'habitude, une profonde et particulièrement pertinente analyse de la part de Russell sur la perversité de la société du travail actuel, ainsi que celle de son temps. Un sordide fait, et une tristesse sociale que la révolution des moeurs ne parvint malheureusement pas à abolir dans son sillage.

Par ce petit livre ; parfaitement accessible autant aux jeunes débutants lycéens en philosophie qu'aux plus expérimentés, il démontre clairement une parfaite inutilité probante du travail dans le monde moderne, ainsi que les limites sémantiquement fondamentale entre « travail », « valeur » et « loisir ». Il s'emploi par la même a renégocié les justes frontières entre ces deux termes.

P.S : Autant que leurs équivalents anglais, les termes « oisiveté » et « loisir » ne possède (de mon point de vue) ni la sagacité, ni la justesse sémantique que Bertrand Russel voulu leurs conférés, qui s'entendraient d'avantages dans ce texte sous le sens de la conception Romaine et Latinophone d'« Ottium » ; soit Soit ce que Sénèque appelait laconiquement "le véritable homme libre".
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