AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
3,98

sur 328 notes

Critiques filtrées sur 4 étoiles  
J'ai découvert le grand écrivain argentin Juan Jose Saer (1937-2005) avec L'Enquête que je vous recommande. L'Ancêtre (1983) est un peu plus difficile d'accès je trouve mais c'est un roman riche et envoûtant.

On est au XVIe siècle vingt ans après la découverte de L'Amérique. le narrateur est un vieillard qui raconte ce qui lui est arrivé alors qu'il était un jeune mousse, orphelin.
Trois navires sont partis d'Espagne explorer un vaste estuaire récemment découvert. le petit mousse est le jouet des matelots. A peine débarqués à terre, le capitaine et les quelques hommes qui l'accompagnent sont massacrés par des Indiens. Un seul en réchappe, le mousse. Fait prisonnier, il est accueilli avec beaucoup de déférence dans la tribu de ses assaillants. Il assiste alors à un étrange et terrible rituel dionysiaque qui se répète chaque année quand les Indiens chassent leur proies. A chaque fois les Indiens laissent un survivant qu'ils nomment « def-gui ». Ensuite les Indiens redeviennent paisibles. le mousse est rendu à son monde dix ans plus tard, à l'occasion d'une autre expédition naviguant dans ces eaux. Il est nu, hirsute, ne se souvient pas de sa langue natale. Plus tard, il a la chance de rencontrer un homme qui l'instruit, lui apprend les langues. A près la mort de cet homme, il devient comédien. Arrivé à la fin de sa vie, le mousse devenu sage se souvient comment, soixante ans plus tôt, il a été amené pendant toutes ces années à partager l'existence d'une tribu d'hommes qui ont bouleversé sa vision du monde…


Le roman n'est absolument pas réaliste. Au début on se croirait dans un grand roman d'aventures se déroulant au XVIe siècle, une épopée avec de superbes descriptions poétiques. Mais le narrateur anonyme est étrangement serein pour un héros. Il semble planer au dessus-des événements comme dans un rêve ouaté. Arrivés chez les Indiens, au coeur des ténèbres, on se sent moins dans un roman que dans une sorte de documentaire anthropologique à la Levi-Strauss avec pour témoin ce mousse improbable que les Indiens appellent def-gui avec une grande déférence. le gamin est en quête d'un père, d'une famille mais jamais il n'est intégré ; il est seul avec les matelots, à côté du cercle des Indiens, il n'est pas reconnu parmi les Espagnols non plus. Plus tard, il transforme ses expériences en pièce de théâtre à succès : les spectateurs veulent un récit picaresque, de l'exotisme, des barbares. Ils ne comprennent pas leur altérité et son succès le rebute. Alors il se retire pour écrire ses mémoires.

Je vous encourage à lire ce récit poétique et stimulant.
Commenter  J’apprécie          6013
« … au-delà, se trouvent les androphages, un peuple
à part, et plus loin encore c'est le désert total… »

Cette phrase de Hérodote que l'on trouve en épigraphe au début du roman ne pourrait pas être mieux choisi, tant il est vrai que cette oeuvre est comme une porte entre deux mondes, le monde civilisé et le monde brut des Indiens, entre le rêve et le cauchemar, l'illusion et la réalité, la bestialité et l'harmonie, le vrai et le faux-semblant.

Considéré comme un petit bijou de la littérature latino-américaine, ce court roman attendait depuis longtemps sur mes étagères que je lui accorde quelques jours d'attention. C'est chose faite et je suis ravie d'avoir enfin découvert ce grand écrivain argentin.
Je ne parle pas souvent des traducteurs, essentiels pour nous permettre l'accès aux auteurs étrangers, je vais donc en profiter pour souligner la superbe traduction de Laure Bataillon qui a d'ailleurs reçu pour ce livre, un prix récompensant son travail.

*
« L'ancêtre » est tiré d'une histoire vraie, celle de l'expédition de Juan Díaz de Solís qui, en 1515, quitte l'Espagne et débarque sur les rives du Río de la Plata. Les marins vont être massacrés par une tribu indigène cannibale. Un seul va en réchapper, il s'appelle Francisco del Puerto.
Le jeune mousse fait prisonnier vivra avec ce peuple jusqu'à ce qu'il soit relâché dix ans plus tard lorsque le bateau de Sebastián Cabot naviguera à proximité du village.

*
Ici, dans l'Espagne du XVIème siècle, un vieil homme, autrefois marin, écrit ses mémoires.
Le passé remonte le fleuve du temps, subtil dans le choix des mots, nostalgique dans la résurgence de ces souvenirs encore très forts.

« À présent que je suis en train d'écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d'un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une traînée noire à la lumière de la lampe, je m'aperçois que, souvenir d'un événement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure en un monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance. On ne sait jamais quand on naît … »

Enlevé par des Indiens alors que tout l'équipage est exterminé, le jeune homme raconte sa vie comme captif. Pendant dix ans, il va vivre à leur côté, partager leur quotidien et comprendre peu à peu leurs coutumes, leurs traditions, leur mode de vie et les raisons de sa captivité. Il va être témoin de scènes de cannibalisme, de folies orgiaques et d'étranges ébats sexuels.
Sa propre vision du monde sera alors ébranlée dans ses fondements, car c'est une nouvelle vie qui commence pour lui, comme une seconde naissance.

*
Malgré le petit nombre de pages, c'est un roman qui n'est pas toujours facile à lire. En effet, le style dense et riche en métaphores, l'absence de chapitres, les longs paragraphes, l'alternance entre narration et réflexions philosophiques laissent peu de respiration et demandent de l'attention.

Pourtant, j'ai été séduite par l'écriture immersive et intense, poétique et mystique de Juan José Saer qui se délie en de longues phrases. L'atmosphère de ce roman y est étrange, flottante : je me suis sentie attirée par ce monde inconnu, archaïque, sombre, brutal, voire glauque et obscène, mais aussi envoûtée par cette langue qui m'a rappelé celle de José Saramago. Ce livre est saisissant, tant par les images visuelles très fortes, celle d'un homme qui meurt sur la plage, ou encore de scènes d'anthropophagie, que par cette impression d'irréalité et cette atmosphère fascinante qui enrobe les souvenirs de l'homme.

« L'inconnu est une abstraction ; le connu, un désert ; mais le connu à demi, l'entr'aperçu, est le lieu parfait où faire onduler désir et hallucination. »

On est donc loin du roman d'action : « L'ancêtre » est plutôt un roman introspectif et mélancolique d'une grande réflexion philosophique sur la perception du monde et la vérité, sur le sens de la destinée humaine et l'identité, sur les souvenirs et la mémoire, la solitude et le mensonge.

« … le souvenir d'un fait n'est pas une preuve suffisante de son avènement véritable… »

Il y a également des passages intéressants sur le pouvoir du langage, la polysémie des mots, sur la communication avec les autres.

*
Pour conclure, « l'Ancêtre » est une belle découverte, à la fois roman d'aventure, ouvrage historique, fable philosophique et récit initiatique. La prose de Saer est belle, mélodieuse, égrenée de magnifiques phrases sur la beauté et la fragilité de leur monde, sur l'hypocrisie du notre.

« le seul savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement ce qui condescend à se montrer. »

Une oeuvre forte qui mérite d'être lue et relue.
Commenter  J’apprécie          5729
Le vieil homme qui tient la plume se remémore sa vie, lui qui, dix ans durant, fut l'hôte d'une tribu cannibale. Le livre est divisé en trois parties, dont deux sont éblouissantes : le récit de l'expédition dont, jeune mousse, il demeura l'unique survivant et l'analyse subtile par laquelle il cherche à comprendre qui étaient ces hommes qui tuèrent tous ses camarades avant de l'accueillir. Entre ces deux moments, il rapporte son retour dans le monde occidental, retour banal dont les détails nous importeraient peu s'il n'avait gagné sa vie, tel Lola Montès, sur les planches d'un théâtre, à raconter sa propre vie. Car le monde des Indiens rejoint celui du théâtre baroque, à ne jamais savoir s'il existe une réalité tangible qui fasse foi.
Ce qui d’ailleurs n'est pas exact: la tribu craint moins l'illusion qui nous ferait croire à notre propre existence alors que nous ne serions que l'émanation des rêves d'un dormeur, que la défaite du réel grignoté par l'inexistence et le chaos primordial. Alors, la tribu unit ses forces pour que l'ordonnance du monde ne soit jamais renvoyée au désordre et au vide. Mais elle ne peut être garante du monde que si quelqu'un peut se montrer garant pour elle : d'où la présence de ces individus extérieurs, ramenés d'expéditions et gardés en vie pour attester de l'existence de la tribu et donc du monde.
Le style de Saer est souvent d'une beauté stupéfiante; ses phrases cadencées et répétitives retrouvent le rythme des épopées et des légendes primitives, donnant à son lecteur l'impression de découvrir une peuplade exotique et fascinante.
Pourtant, c'est bien nous qui sommes ainsi peints dans ce récit, dans nos peurs archaïques et nos rituels puérils pour conjurer nos peurs de l'anéantissement.
Et puis, au détour d'une page, ce sont les névroses numériques, que Saer ne pouvait pourtant pas connaître quand il écrivit ce roman, qui nous frappent au visage: « Lorsque, par exemple, ils m'apportaient à manger, il n'était pas rare qu'ils me le fissent lourdement remarquer, sans doute pour que je tinsse compte de leur générosité lorsque, dans un futur probable, je parlerais d'eux. S'ils accentuaient tellement tous leurs actes et leurs diverses facettes, c'était pour devenir plus intelligibles et pour que je pusse les appréhender avec plus de facilité. Les poses qu'ils prenaient ne révélaient pas toujours le meilleur d'eux-mêmes, mais il leur importait peu que l'image qu'ils donneraient d'eux fût bonne ou mauvaise, l'important étant qu'elle fût intense et facile à retenir. »
Aussi, qui suis-je pour ricaner des selfies et d'Instagram, quand ils ne sont, comme me l’a rappelé cet extraordinaire récit, que l'expression d'une humanité inquiète cherchant à prouver sa propre existence pour mieux faire barrage au néant ?
Commenter  J’apprécie          3310
Ce sixième roman de Juan José Saer nous livre les réflexions, au soir de sa vie, d'un mousse parti tout jeune pour les Amériques espagnoles, débarqué au Rio de la Plata, dans l'actuelle Argentine, unique rescapé de l'expédition maritime capturée par une tribu indigène anthropophage avec laquelle il partagera dix ans de sa vie, avant de revenir dans ses terres natales du vieux monde. Récit inspiré très librement d'un fait réel, Juan José Saer se détachant de l'historicité pour mieux universellement redimensionner son discours, l'Ancêtre est un roman philosophique d'une rare beauté littéraire, véritable récupération imaginaire du savoir anthropologique mettant en scène les conflits entre désir et raison.
L'auteur élabore une série de variations autour de l'altérité : indigènes-espagnols, primitifs-civilisation, mais aussi altérité du désir et de l'inconscient présent en tout être humain. Plus largement, les dates d'écriture et de publication de cette oeuvre évoquent la confrontation à l'altérité et la barbarie dans un environnement précis : celui de la dernière dictature argentine.
D'une grande puissance narrative, l'Ancêtre sous-tend le danger que le réel ne disparaisse et l'impossibilité de toute certitude : la condition humaine se révèle alors mouvante et insaisissable.
Enfin, grâce à cette aventure initiatique, Saer construit un mythe personnel sur son écriture et les conditions légendaires d'émergence de la littérature.
Commenter  J’apprécie          272
Navrée, je suis vraiment navrée. Je referme l'ancêtre de Juan José Saer sans y avoir trouvé le chef d'oeuvre absolu comme annoncé en 4è de couverture.

Nous y est contée avec brio l'histoire de Francisco del Puerto . En l'an 1515 partent d'Espagne trois navires en direction du Rio de la Plata . L'ancre est jetée, une chaloupe mise à la mer, une quinzaine d'hommes dont le capitaine de l'escadre accoste. Ils sont aussitôt assaillis par des indiens et tués. Seul le plus jeune, un mousse, a la vie sauve. Il restera captif une dizaine d'années avant de pouvoir regagner l'Espagne. le voilà à présent arrivé à un âge avancé, sa plume court sur le papier et il nous raconte..
La première partie de ce roman est addictive à souhait. La plume de Juan José Saer est splendide, lumineuse, même la description du "barbecue" c'est vous dire. La traduction de Laure Bataillon a été à juste titre primée.
Viennent ensuite le retour, le couvent, les errances , le théâtre. le narrateur se fait moralisateur, la poésie devient philosophie, la ronde des enfants devient spirale. Les propos se bousculent, se répètent, le rythme devient incantatoire et .. je me suis noyée !
Une lecture enrichissante dénichée dans Tour du monde des romans historiques , une liste créée par LaGeekosophe.
Commenter  J’apprécie          240
Cannibale lecture

« Ancêtre » interroge et les critiques ici s'en font témoins.
De mon côté, je me suis demandé :

- Est-ce une tentative de récit anthropologique conçue à des fins moralisatrices ? 

- A travers le récit de cette rencontre avec des sauvages anthropophages, Saer torpille-t-il à la fois Levi-Strauss, Montaigne, Diderot et Rousseau ?

Car Montaigne dans ses « Essais » avait déjà considéré le cannibale comme naturel et pur en comparaison à la barbarie occidentale et se questionnait sur ce que signifiait réellement culture et humanisme. Rousseau quant à lui, pensait que les vices n'était pas inhérents au coeur pur du sauvage.
Enfin, Diderot nuançait déjà Montaigne par son absence de jugement moral, le sauvage n'était ni bon, ni mauvais , il vivait avec ses propres buts et préoccupations.
Ce que, plus proche de nous, tentait d'exprimer Lévi-Strauss pour qui le sauvage était issu « d'un état qui n'existe plus, qui peut-être n'a point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ».
Ne retrouve-t-on pas dans cette phrase sibylline et qui jongle avec les paradoxes toute l'ambiguïté ironique de celles de Saer ?
Et l'auteur n'y répond-il pas lorsqu'il écrit :
« Le seul savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement ce qui condescend à se montrer ».

Voir et tenter de comprendre l'autre d'un point de vue extérieur à son univers n'a aucun sens. Vivre parmi les « sauvages » ouvre déjà à un peu plus de compréhension. Mais Saer nous dit bien que cela ne suffit même pas.
Est-ce que vivre au milieu d'une ruche nous permettrait de percevoir l'esprit qui la commande et l'organise ? Les sauvages d' »Ancêtre » ne savent-ils pas tout ce qu'ils ont à accomplir sans que personne n'exprime un ordre, une injonction ?
Tout comme les marins qui violent régulièrement le jeune mousse, tuent et pillent sur ce nouveau continent, ces sauvages ne se livrent-ils pas une fois par an aux pires horreurs ? La pulsion du mal est donc inhérente au genre humain. A la différence que cette société tribale reproduit un schéma d'exorcisme que nous avons fort heureusement oublié au détriment de guerres et de massacres quotidiens. Mais qui commande et régule la société des cannibales de Saer ?


A cet intense niveau de questionnement s'ajoute l'admiration que l'on peut porter au style de l'auteur, fluide et envoutant. On ne doute pas un seul instant que c'est bien ce survivant qui là, nous conte son aventure extraordinaire au point d'en oublier que tout cela est le fruit du talent de Saer.
Un grand roman que Neige Sinno a eu raison de conseiller tout récemment dans la liste des ouvrages préférés d'écrivains contemporains.
Commenter  J’apprécie          201
XVIe siècle. le narrateur (un jeune mousse) est le seul survivant d'une expédition espagnole sur les côtes de l'Amérique du Sud. Ses compagnons sont massacrés par les Indiens, sauf lui, qui demeurera parmi eux pendant 10 ans, avant que ceux-ci ne le libèrent alors qu'une nouvelle expédition se présente dans les parages et le recueille. Plus tard, alors qu'il est très âgé, il rédigera ses mémoires, et jettera sur ceux qui l'ont accueilli un regard d'ethnologue amateur en quelque sorte.
En dépit des énormes différences culturelles qui nous sépare de ces tribus et qui peuvent nous choquer (ces Indiens sont anthropophages), en dépit de la pression morale et psychologique de l'Église et de la société de l'époque, il n'hésite pas à affirmer que ces sauvages sont des hommes, et fait preuve d'une grande compassion avec eux. A méditer. le tout est écrit dans un style poétique et parfois un peu recherché.
A noter la belle traduction de Laure Bataillon.
Commenter  J’apprécie          200
Une robinsonnade déroutante chez les anthropophages


Publié en 1983 par l'auteur argentin Juan José Saer, l'ancêtre est un roman historique inspiré de faits réels prenant place dans le nouveau monde au XVème siècle, à l'époque des grandes découvertes.


Le narrateur, jeune garçon espagnol, prend part en tant que mousse à une expédition vers ce qui deviendra l'Argentine. Hélas, les hommes de l'expédition sont capturés par une tribu inconnue qui, pour une raison qui lui échappe, laisse, comme seul survivant le jeune homme. Pendant dix ans, il vivra au rythme de la tribu, cherchant à comprendre les raisons de son traitement particulier et ce que les indiens attendent de lui avant d'être finalement recueilli et ramené à la civilisation par quelques compatriotes de passage. le séjour forcé chez ces cannibales va, peu à peu, modifier les sentiments du narrateur à leur égard et parallèlement à cela, c'est aussi notre regard de lecteur qui évolue : de la stupeur, on vient à la répulsion avant de ressentir de la compassion pour ces hommes et femmes étranges. Revenu à la civilisation, le narrateur ne sera plus jamais tout à fait chez lui… Devenu vieux, il se remémore avec nostalgie son existence et nous la raconte.


Le livre est d'une lecture fluide et aisée et reprend les codes du récit de voyage. L'auteur multiplie également les paradoxes et les renversements de perspectives : les anthropophages se montrent des hôtes respectueux et les scènes de liesse cannibale semblent davantage folkloriques que monstrueuses, plus absurdes que cruelles alors qu'à l'inverse ce sont les actions des européens qui nous paraissent souvent sordides et antipathiques. Sous des allures de robinsonnade dépaysante, Juan José Saer, interroge nos rapports à l'altérité et le sens de notre existence. On y aborde également bien d'autres thèmes : notre place au sein du monde, la mortalité et l'impermanence des choses… Trop de thèmes parfois, et nous nous retrouvons alors dans la position du narrateur à chercher les multiples sens de ce que nous avons sous les yeux. Que ce soit pour l'ambiance historique comme pour ses atouts et ses défauts, j'ai trouvé beaucoup de points communs entre ce roman et L'Île du jour d'avant d'Umberto Eco.


Sans être complétement comblé par ce livre, j'en suis plutôt satisfait. Je reviendrai sans doute vers cet auteur pour m'essayer à un autre de ses romans.
Commenter  J’apprécie          190
J'ai reçu ce petit livre par la Poste, envoyé par Geoffrey des éditions le Tripode, accompagné d'un petit mot : « L'un des plus grands auteurs à mes yeux.»
Waouh ! Inutile de vous dire que ce genre de petite phrase ne peut qu'aiguiser au plus haut point ma curiosité… C'est ainsi que j'ai découvert un texte étonnant, effectivement très différent de ce qu'on peut lire actuellement : en effet, il se présente comme le récit d'un homme âgé qui, au début du 16e siècle, alors qu'il était encore un jeune orphelin sans expérience, s'embarqua sur un navire en direction de l'Amérique du Sud. A peine arrivés sur place, tous les hommes de l'équipage furent massacrés par des Indiens et le narrateur fut le seul survivant. Prisonnier, il vécut pendant dix ans auprès de cette tribu dont il tenta de percer les mystères.
Sachez que tout ceci est une histoire vraie : en effet, en 1516, trois navires, sous le commandement du capitaine Juan Diaz de Solis, quittent l'Espagne et abordent aux rives du Río de la Plata, vaste estuaire entre l'Argentine et l'Uruguay. le mousse qui échappe à la mort se nomme Francisco del Puerto, il a 17 ans. C'est ce point de départ historique que Juan José Saer a voulu poursuivre à sa façon en imaginant que, de retour en Espagne, le narrateur âgé décide de raconter et d'analyser les souvenirs de ces dix années passées auprès des Indiens.
J'ai trouvé ce court roman fascinant, oui, le terme est fort et je vais tenter de préciser pourquoi je l'emploie : tout d'abord, j'ai été bluffée, comme on dit. J'ai en effet eu vraiment l'impression de lire un de ces fabuleux récits de grands voyageurs, je pense par exemple au Livre des merveilles du monde de Marco Polo (1298), au Journal de bord (1492) ou aux lettres de Christophe Colomb ou aux Histoires d'un voyage fait en la terre du Brésil (1578) de Jean de Léry.
En effet, dans L'Ancêtre, les descriptions à la fois des hommes, de leur mode de vie, de leurs moeurs, de leur langue même sont très précises : on y croit !
En même temps, le narrateur, plein de sagesse, exprime clairement son incapacité à déchiffrer ce qui fondamentalement est autre, à comprendre tout ce qu'il a vu, à tel point qu'on a vraiment l'impression de lire un témoignage très subjectif. J'ai beaucoup aimé cette idée que, finalement, aucune certitude, aucune vérité n'est possible : l'autre demeure inéluctablement un étranger...
On découvre en effet un peuple anthropophage : le narrateur raconte comment il a observé, sidéré, la façon dont ses compagnons de route étaient coupés en morceaux puis rôtis lors d'une espèce de barbecue géant avant d'être dégustés ! Mais, plus on avance dans l'oeuvre - et c'est une expérience d'ailleurs étonnante qu'il nous est donné de vivre -, plus on se dit que, finalement, ces Indiens n'ont rien d'effrayant, bien au contraire. Leur façon d'être, de concevoir le monde, leur rapport au temps, à la notion de réel, le sentiment qu'ils ont de la place qu'ils occupent sur cette terre sont tellement différents des nôtres que dans un premier temps, on les observe avec une certaine stupeur. Mais les analyses que le narrateur fait, alors qu'il est à la fin de sa vie, nous éclairent, nous font réfléchir et nous amènent à reconsidérer la première approche que nous avons eue de ces hommes et par là même, notre propre conception de nous-mêmes et du monde.
En effet, dans la dernière partie, assez philosophique, le narrateur, avec moult précautions, tente de comprendre ce peuple, cette expérience fondamentale qu'il lui a été donné de vivre. Et j'ai trouvé cela extraordinaire parce qu'on a vraiment l'impression de lire les propos d'un anthropologue alors que tout est fiction. Je vous donne un exemple : le narrateur explique que dans l'esprit de ces Indiens, ce ne sont pas eux qui dépendent du monde mais le monde qui dépend d'eux. Lourde responsabilité, n'est ce pas ? « Dans les deux ou trois lieues à la ronde qu'ils occupaient, sous un ciel indifférent, tous les actes humains étaient destinés à préserver, à tout moment, la constance improbable du monde que guettait, tenace, l'anéantissement. Même les jours les plus limpides et les plus paisibles étaient contaminés par cette menace. Chaque geste constituait un étai pour le monde prêt à la débandade ; chaque action, une forme imposée aux choses pour qu'elles ne se défassent point ; chaque regard, une façon, vigilante et soucieuse, de s'assurer que l'ordre précaire du tout avait condescendu, pour un moment encore, à persister.», « C'est pour cela qu'ils étaient, sans s'accorder aucune trêve, si efficaces et si anxieux : efficaces parce que le vaste jour et ce qui le peuplait dépendaient d'eux, et anxieux parce qu'ils n'étaient jamais sûrs que ce qu'ils édifiaient n'allait pas à tout moment s'écrouler.»
Peut-on parler d'une pensée écologique avant l'heure ? Oui, peut-être… Se juger responsable de l'ordre du monde… l'homme peut-il s'investir d'une plus noble mission ? Or, n'est-ce pas précisément cette mission que nous oublions chaque jour, persuadés que nous sommes d'être le centre et d'avoir l'univers à nos pieds… « Ce monde-là, ils le soignaient, le protégeaient, en essayant d'augmenter ou plutôt de maintenir sa réalité» , « on ne peut appeler sauvages des hommes qui assumaient une telle responsabilité...»
C'est un peuple qui réunit en un tout l'être, le lieu, le temps, ils sont à la fois eux-mêmes et le lieu où ils sont dans un présent qu'on n'imagine même plus à notre époque, plongés que nous sommes toujours dans l'avenir. Eux parviennent à être là, là dans le monde, à être le monde, dans une espèce de nécessaire réciprocité. « L'arbre était là et eux ils étaient l'arbre. Sans eux, il n'y avait pas d'arbre, mais sans arbre, eux n'étaient plus rien.», « Ils étaient eux-mêmes ce lieu
Fascinant, non ?
Comme je l'ai dit plus haut, il n'est pas facile pour le narrateur de comprendre le sens des événements dont il a été témoin, d'accéder à leur vérité : je repense, par exemple, à cette scène incroyable de cannibalisme où chaque Indien a un rôle très précis (et si manger le corps de l'autre revenait à l'honorer, ça doit bien pouvoir se concevoir, ça, non?), scène d'orgie et de beuverie où tout est excès (pour ensuite vivre en paix?) ou, quelques pages plus loin, à une scène de jeu où les enfants semblent se fondre en un seul corps (pour n'être qu'un?) Qui sont ces hommes pour qui « être» signifie « paraître» : « Dans cette langue, il n'y a aucun mot qui équivaille à être. le plus proche veut dire sembler ou paraître», « pour les Indiens, tout semble et rien n'est», (est-ce une façon d'envisager l'existence comme un rêve, une illusion dans ce grand théâtre du monde…) ?
Nombreuses sont les questions passionnantes soulevées par ce texte…
L'Ancêtre fascine aussi par son écriture : les phrases, pleines de poésie, s'étendent souvent sur plusieurs lignes comme si elles cherchaient à saisir la quintessence de ces êtres et des paysages qui sont les leurs. Elles ont un je ne sais quoi de proustien dans leur recherche d'une forme de vérité. L'auteur semble vouloir décrire une espèce de beauté presque indicible, de pureté originelle perdue à jamais. Je préfère le dire, ce n'est pas une lecture facile, c'est un texte qui se mérite, qui se prête volontiers à l'analyse, à la réflexion, à la contemplation même et donc, bien sûr, et comme tous les textes riches, à la relecture...
Oui, Geoffrey, vous avez raison, ce texte que vous avez eu la gentillesse de m'envoyer est un très grand texte et, croyez-moi, j'ai le sentiment profond d'être loin, très loin d'en avoir fait le tour. Il me faudra y replonger pour tenter d'en explorer tous les mystères.
De tout coeur, merci !
Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
Commenter  J’apprécie          197
Une très belle évocation de la découverte du Nouveau Monde par un jeune mousse, retenu captif par les indiens pendant une décennie, avant d'être rendu aux siens. L'histoire est inspirée de faits réels ; tantôt philosophique, poétique, historique ou cruel, voici un texte qui mérite d'être découvert. Ce roman a été réédité par les éditions Tripode qui propose toujours des textes de grande qualité.
Commenter  J’apprécie          100




Lecteurs (999) Voir plus



Quiz Voir plus

Les classiques de la littérature sud-américaine

Quel est l'écrivain colombien associé au "réalisme magique"

Gabriel Garcia Marquez
Luis Sepulveda
Alvaro Mutis
Santiago Gamboa

10 questions
371 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature sud-américaine , latino-américain , amérique du sudCréer un quiz sur ce livre

{* *}