Dans toutes les littératures, et peut-être plus encore dans la littérature américaine, il y a de grands courants, et il y a ce que j'appellerais des « fulgurances », un roman, une nouvelle, une pièce de théâtre, un recueil de poésies, qui, arrivant à un point précis de l'histoire du pays, concrétise une idée, une vision, un instantané de l'état d'esprit de l'auteur, quelque chose qui est à la fois très personnel et très universel, et certainement représentatif d'un individu, d'un groupe social, parfois même d'un type de civilisation : «
L'attrape-coeurs » de
Jerome D. Salinger (1951), «
Sur la route » de
Jack Kerouac (1957), «
Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur » d'
Harper Lee (1960) et plus près de nous «
La Route » de
Cormac MacCarthy (2006) en sont des exemples assez parlants.
«
L'Attrape-coeurs », à sa sortie en 1951, n'eut qu'un succès mitigé. Mais trois ans plus tard, lorsqu'il parut en livre de poche, un véritable raz-de-marée se produisit, propulsant le livre en tête des best-sellers et son auteur au firmament des écrivains.
« The catcher in the rye », le titre original, est difficilement traduisible : littéralement, cela signifie « l'attrapeur dans le seigle » («
L'Attrape coeurs », convenez-en, est plus… convivial). L'auteurs s'en explique : « Bon. Je me représente tous ces petits mômes qui jouent à je ne sais quoi dans le grand champ de seigle et tout. Des milliers de petits mômes et personne avec eux, je veux dire, pas de grandes personnes – rien que moi. Et moi je suis planté au bord d'une saleté de falaise. Ce que j'ai à faire, c'est attraper les mômes s'ils approchent trop près du bord. Je veux dire, s'ils courent sans regarder où ils vont, moi je rapplique et je les attrape ». Si l'on met de côté ce point de vue, on passe à côté du bouquin : «
L'attrape-coeurs » n'est pas seulement le portrait d'une certaine adolescence dans une certaine Amérique (celle qu'on qualifiée « de l'opulence ») mais également une mise en garde de la jeunesse contre les pièges tendus par les adultes, et la société de consommation.
Holden Caufield a seize ans. Jeune homme mal dans sa peau, sans repères, incapable de communiquer normalement (sauf avec sa petite soeur Phoebé), il traîne avec lui tous les tracas petits et grands de l'adolescence. Devançant les vacances de Noël et un renvoi probable de son école, il s'accorde une virée de trois jours dans les rues de New-York. le roman raconte ces trois jours d'errance, de rencontres diverses et variées, d'expériences et de découvertes. Encore enfant par certains côtés, il découvre le monde des adultes avec une naïveté qu'il ne peut cacher ; ce monde qui le fascine, il ne l'accepte pas totalement, il y a en lui une espèce d'intransigeance qui lui inspire (heureusement) une certaine méfiance.
Le thème n'est guère nouveau : on pourrait penser d'emblée que Holden est un nouvel Huckleberry Finn, et que «
L'attrape-coeurs » est un roman d'initiation, mis à la mode du XXème siècle. C'est vrai, dans une certaine mesure, mais deux éléments viennent s'ajouter à cette impression : l'Amérique de Holden est celle de l'opulence (de façon générale, dans la population américaine lambda, on est loin ici des ghettos), et non plus celle du temps des pionniers du libéralisme. Ensuite, le style vient en tous points confirmer le caractère du héros : quasiment parlé, c'est celui d'un lycéen, riche en trouvailles verbales souvent naïves, et parfois profondes ; ses réactions sont primaires, brutales, et finalement très conformes à ce qu'on peut attendre d'un ado de cet âge. Il n'y a aucune différence entre l'auteur et le héros : ils ont le même âge.
Le roman fut beaucoup lu… et beaucoup discuté : c'est le paradoxe d'une Amérique très puritaine et en même temps très laxiste et très délurée. Reste un témoignage essentiel sur la jeunesse (beaucoup d'ados de toutes les époques se reconnaîtront dans Holden) et au-delà sur une certaine Amérique.
Un roman important du XXème siècle américain.