Vendredi, 11 février 1976. EGALITE.
La culture contemporaine jette un lasso de principes sur notre conscience, sur notre expérience originelle : et ces principes, même s'ils semblent positifs, sont en réalité négatifs, ne découlent d'aucune expérience. "Tous les hommes sont égaux", voilà l'une des sources les plus trompeuses de tous les a priori. (...) On doit réfuter toute la culture contemporaine dans ses prémisses spirituelles erronées, voire démoniaques et, en particulier, le plus grand mensonge qui soit avec ce principe de la comparaison, fondement du pathos de l'égalité. On n'obtient jamais rien par la comparaison, elle est source du mal, c'est-à-dire de jalousie (pourquoi je ne suis pas comme lui), puis de méchanceté, et enfin de révolte et de division. A aucun de ces stades il n'y a le moindre point positif, tout est négatif du début à la fin. En ce sens, notre culture est démoniaque, car elle repose sur la comparaison. Et comme la comparaison débouche mathématiquement sur l'expérience de l'inégalité, elle conduit inéluctablement à la protestation. L'égalité s'affirme comme une interdiction absolue des différences : mais, dans la mesure où ces différences sont présentes, elle appelle à la lutte contre ces dernières, à une égalisation sans merci et, pire encore, à leur négation en tant qu'essence même de l'existence. La personne, homme ou femme peu importe, qui aspire à l'égalité est déjà, au fond, vidée de son être : elle est impersonnelle, car l'élément personnel en elle constituait justement ce qui la différenciait d'autrui et qui n'était pas inféodé à la loi absurde de l'égalité.
Au principe démoniaque de l'égalité, le christianisme oppose l'amour, dont l'essence est justement dans l'absence totale de comparaison. C'est pour cette raison qu'il n'y a pas et ne peut y avoir au monde d'égalité, car le monde est engendré par l'amour et non par des principes. Aussi a-t-il soif d'amour et non d'égalité. Rien, nous le savons, n'anéantit autant l'amour, le lui substitue autant de haine que, précisément, cette égalité, constamment imposée au monde, comme but et comme valeur.
Or c'est dans l'amour, et dans lui seul, qu'est enracinée la dualité de l'être, en tant qu'homme et femme. Ce n'est pas une erreur, un préjudice, un accident, que l'humanité corrigera par l'égalité - c'est l'expression primordiale, ontologique de l'essence même de la vie. (...) Tout cela signifie donc qu'il n'existe aucune égalité, mais qu'il y a une différence ontologique, qui rend possible l'amour, c'est-à-dire l'unité et non l'égalité. L'égalité présuppose la multiplicité d'égaux, et cette mutiplicité n'est jamais transmuable en unité, car tout le fondement de l'égalité réside dans la protection zélée qui lui est accordée. Dans l'unité, la différence n'est pas anéantie mais devient elle-même unité, vie, acte créateur ...
La principes masculin et féminin sont co-naturels au monde, mais seul l'homme les transmue en famille. La culture nourrit de la haine envers la famille, parce que celle-ci démasque le mal induit par l'égalité.
pp. 330-331
Mardi, 10 mai 1977.
On pourrait dresser à partir d'eux [deux jeunes gens rencontrés chez des amis] le diagnostic clinique de l'enfant du siècle. Je pense qu'on pourrait en particulier y faire entrer toutes les principales caractéristiques suivantes :
1. Un narcissisme sans bornes, une préoccupation de sa propre personne, de son moi, une attention excessive attribuée à chacune de ses pensées.
2. La certitude que cet égocentrisme coïncide avec "l'amour", dont sont dépourvus, selon eux, tous les autres, et qui, d'une manière inexplicable, représente la religion "authentique".
3. La négation (malgré une ignorance totale) de la tradition, de la culture, de l'héritage, de l'appartenance, de la responsabilité, etc. Une négation a priori, fondée sur le mépris. Un refus total d'essayer même de connaître ce que l'on nie... Une négation enracinée dans cette idée subconsciente que chercher à savoir est une limitation de la liberté, ce qui est du narcissisme.
4. L'admiration de soi, et, à cet effet, un choix de valeurs pseudo-absolues : le végétarisme, la négation des diplômes, l'idée même de travail en vue d'un gain, la moralisation de tous ceux qui ne connaissent pas ces notion pseudo-absolues. Ou en d'autres termes un sentiment de supériorité à peu de frais...
5. Le choix en guise d'autorité de quelque chose d'absolument marginal par rapport à la tradition dominante, que ce soit dans le domaine de la culture ou de la religion ; une sélection de je ne sais quels opuscules remarquables, (ou plus exactement d'un seul opuscule, car l'énergie fait défaut pour lire davantage) qui aurait le mérite de proposer un raccourci (short cut) vers la Vérité, la perception, la connaissance, le bonheur ...
6. Un sentiment d'avoir une mission à l'égard des parents qui "ne comprennent rien" à tout cela, accompagné d'une totale insensibilité : absence de pitié, d'admiration, de compassion, etc. "Nous voulons les sauver", signifie "nous les aimons".
(...)
C'est un antichristianisme, qui de plus arrive à dissimuler cette forme anti- à cause de son emploi permanent du mot "amour". .. Si l'on traduit cette description dans le langage du bon sens (qui coïncide au fond avec l'appréciation spirituelle), cela donne : paresse, orgueil, leurre, autojustification, égoïsme.
pp. 491-492
Ce matin, après l'office du matin, longue conversation avec J.L., jeune étudiant, sur son amitié avec Ia.R., étudiant lui aussi, mais plus âgé. Comment parler de ce problème de toujours, comment mettre en garde ? Sur l'émotivité, le sentimentalisme, sur ces "amitiés" qui fleurissent sous le couvert doucereux de la phraséologie et de la sensualité religieuses et dans lesquelles on ressent déjà le vertige devant le précipice. Inspirer la peur de l'enfer ? Citer l'apôtre Paul ? Je sais que l'influence du recueillement, de la pureté, de la liberté intérieure est un dépassement "par le haut" de toutes les tentations, que si le combat est nécessaire, il n'est possible qu'au nom de quelque chose de très haut et sublime. (...) c'est précisément lorsque la joie fait place à quelque "fixation", quelque obsession désolée, quand l'homme se "ferme" à cela même par quoi tout en ce monde brille et resplendit. C'est alors que commence "la nuit sans lune du péché".
p. 175
Jeudi, 10 novembre 1977.
L'Express comme le Nouvel Observateur de cette semaine sont dédiés au soixante-dixième anniversaire de la révolution d'Octobre. Evidemment le plus stupéfiant dans cette sinistre période de l'histoire, c'est que le monde y ait cru si longtemps et en dépit de tout, avec tant de passion et d'enthousiasme. Je pense que, dans l'histoire universelle, il n'y a rien eu de simultanément plus tragique et de plus dérisoire que cette croyance, cette décision de croire, cet aveuglement opiniâtre. C'est pourtant là une preuve que, dans le monde, seul le /rêve/ et puissant et efficace. Lorsque le rêve divin disparaît en l'homme, celui-ci se précipite sur le rêve démoniaque. C'est pourquoi on ne peut lutter contre le rêve, le mensonge démoniaques, qu'à l'aide du rêve divin, d'un retour vers lui. Or, précisément, il s'est éventé, a perdu son sel, dans le christianisme historique, il s'est transformé en piété, en pratique religieuse, en une curiosité effarouchée pour la vie d'outre-tombe, etc. Le communisme continue malgré sa dégénérescence à prôner la révolution, à proposer de changer de vie. Le christianisme a trahi jusqu'à son propre langage, son essence qui est l'annonce de la bonne nouvelle : le Royaume de Dieu est proche, cherchez avant tout le Royaume de Dieu... Toutes ces considérations sont banales, on est fatigué de les répéter, et pourtant c'est là et uniquement là, dans cette trahison de /l'eschatologie/, que se trouve la cause du délitement du christianisme historique. Cet incendie universel attisé par le communisme le plus fastidieux qui soit (le communisme "de masse", etc.) en réalité, quel jugement terrible du christianisme est-ce !
27 janvier 1975.
A Hartford j'ai terminé "Les cahiers de la petite dame" : sur la période communiste de Gide, son voyage en Russie, son désenchantement, etc. Une quintessence de la naïveté occidentale d'une part ("la pureté de Staline") et d'autre part une attirance "freudienne" pour "l'homme fort", le désir de se donner à un solide gaillard. Ainsi le culte en Occident de tous les Mao, Castro et avant eux, Staline n'est explicable qu'à partir de cette pathologie. Et puis toujours, au fond, la même déception : le gaillard sent trop fort - Gide fait machine arrière, saisi de peur. Et il y a cette autre chose, mille fois démontrée : la capacité des intellectuels occidentaux d'échafauder des arguments à partir de rien, à élaborer sur tous les sujets de savantes théories. Le champion en la matière, c'est Sartre. C'est une maladie fortement ancrée à l'Ouest : l'incapacité, le refus de voir la vérité, et même plus - la certitude qu'ils (les intellectuels occidentaux) connaissent le secret de l'approche objective de la réalité. Spirituellement, l'Occident ne peut pas ne pas périr ; sa perte est déjà consommée, et il se décompose.
p. 195