Vies mêlées: Le Géorgien d'Alexandre Dumas

Le lendemain, le même quotidien livrait « quelques nouveaux détails sur le dernier serviteur d'Alexandre Dumas père » :

Vazili Mirianoff, dont nous avons annoncé hier la mort, avait été, de 1855 à 1870, le cuisinier de Dumas père, qui l'avait ramené de Russie. La mode n'était pas alors à l'union franco-russe, et le célèbre romancier était peut-être ainsi un précurseur ! A la mort de son maître, Mirianoff ne voulut pas quitter le paisible village où celui-ci se reposait à tout jamais des multiples agitations de sa vie.

Il avait dit adieu à sa patrie lointaine, il s'était uni à une femme de Puys et se consacrait dès lors au developpement de cette petite plage. Il y a sept ou huit ans, il avait doté son pays d'adoption d'un casino. Un casino bien modeste à la vérité. Un simple baraquement, un abri au bord de la mer, mais où l'ancien maître queux se révélait artiste, virtuose.

Aussi son restaurant faisait-il fureur, de la ville d'Eu àSaint-Valéry !

MATELOTE ALEXANDRE DUMAS PÈRE

SALADE JAPONAISE ALEXANDRE DUMAS FILS

disait l'orgueilleuse mais véridique enseigne. Qui aurait pu n'être pas séduit ?

Mais toute gloire n'est que fumée. Hier matin, tout Puys, consterné, conduisait le pauvre Vazili au cimetière de Neuville, où il repose près de son maître.

Ce digne serviteur d'un héros est, paraît-il. une victime du dévouement. L'an dernier, à pareille époque, il se jetait courageusement à la mer pour sauver deux baigneurs imprudents et contractait un effort dont les suites, subitement aggravées, viennent de remporter. Il avait cinquante-cinq ans et laisse une veuve avec trois enfants dont l'unique fortune aujourd'hui est la bonne réputation du père de famille disparu.

«Pauvre Vazili ! dit Dumas fils en refermant son journal. Quel roman que sa vie. »

La préoccupation d'esprit avait empêché Dumas, tout à son travail d'écriture, de prêter une trop grande attention au bruit qui s'entendait sous ses pieds. La maison était bâtie pour ainsi dire sur des tréteaux. Il y avait donc sous le plancher à claire-voie un grand espace vide et marécageux, dans lequel s'était réfugiée toute la gente porcine du lieu et du voisinage, afin d’y célébrer des noces. A peine Dumas fut-il couché que le tapage lui parut infernal. C'étaient des grognements, des couinements, des cris de fausset, des mouvements inattendus et saccadés qui ne s'interrompaient que pour reprendre avec plus de fùreur encore. Ivre de colère, brisé de fatigue, l'écrivain fût traversé par une idée lumineuse : il se leva, prit sa cuvette de cuivre, avisa l'endroit où se tenaient les époux, et, à travers une des fentes du plancher, il leur versa une douche d'eau bouillante. Ils jetèrent des cris féroces et s’enfuirent dans la cour, suivis par le reste des convives de la noce.

Tout rentra donc dans le repos, ou à peu près, et l'écrivain s'endormit.

Ce fut en lisant Le Figaro que Dumas fils, qui depuis quelques années ne venait plus régulièrement à Puys, apprit la triste nouvelle dans son numéro du 19 août 1890 :

On annonce la mort de Vazili, le dernier serviteur d'Alexandre Dumas père. En 1870, Vazili s’était, comme son maître, retiré à Puys, près de Dieppe. Là il avait acheté des terrains, puis construit un hôtel et des villas. Ses affaires n’avaient pas tardé à prospérer. On allait chez Vazili par curiosité. Il savait sur Dumas un grand nombre d'anecdotes qu'il se plaisait à raconter. On l’aimait beaucoup. Vazili sera certainement très regretté des touristes et de ses compatriotes d'adoprion.