« J'atteste qu'il n'y a pas de divinité hormis Dieu seul, qui n'a pas d'associé » : cette première Attestation établit la distinction, d’abord entre Dieu et ses contrefaçons, ensuite entre Dieu et le monde, et enfin entre Atmâ et Mâyâ, ou l'Absolu et le relatif ; cette troisième distinction relève de la métaphysique intégrale et partant de la perspective ésotérique puisqu'elle s'applique même à l'Ordre divin, où elle établit une séparation entre l' « Absolu relatif » — à savoir l’Être — et le pur Absolu.
« J’atteste que Mohammed est son serviteur et son envoyé » : cette seconde Attestation décrit implicitement ou symboliquement la nature spirituelle de l'homme ; le croyant, à l'instar de Mohammed, est « serviteur » en ce sens qu'il doit se résigner à la Volonté partout présente de Dieu, et il est « envoyé » en ce sens qu’il doit participer à la Nature divine et, par conséquent, la prolonger en quelque sorte, ce que lui permettent précisément les prérogatives de la nature humaine. Le fidéisme musulman exagère volontiers la première de ces qualités au détriment de la rationalité la plus légitime ; aussi faut-il chercher à découvrir dans ses paradoxes, hyperboles et incohérences, les intentions morales et les sous-entendus mystiques(1). Au point de vue de ce fidéisme, la simple nature des choses n'est rien, l'intention morale ou ascétique est tout; reste à savoir dans quelle mesure la volonté peut et doit déterminer l’intelligence chez le mystique volontariste, et dans quelle mesure au contraire l’intelligence peut et doit déterminer la volonté chez le gnostique ; ce dernier rapport prime évidemment le précédent, en principe sinon toujours en fait.
La résignation à la Volonté divine de tout moment, combinée avec le sens de l'Absolu(2), constitue toute la puissante originalité de la perspective, et partant de la piété, de l’Islam ; le Musulman est tout à fait « lui-même » là où il se sent uni à la Volonté de Dieu. « S’éteindre » ou « disparaître » (faniya) dans la Volonté de Dieu, c'est en même temps, et corrélativement, être disponible pour la divine Présence (Hudhûr) ; c'est laisser le passage libre pour le rayonnement des Archétypes et de l'Essence ; de ce qui relève de l'« Être nécessaire » (Wujûd mutlaq), non « possible » seulement ; de ce qui ne peut pas ne pas être.
(1) Donc, il faut user de patience et de charité, sans pour autant manquer de discernement. Ne pas oublier que le don du discernement va facilement de pair avec une certaine impatience : avec le désir sous-jacent d'obliger le monde à être logique, et la difficulté de se résigner spontanément au droit métaphysique du monde à un certain coefficient d’absurdité.
(2) Ces deux qualités exprimées par la seconde Attestation correspondent respectivement à la « Paix » (Salâm) et la « Bénédiction » (Çalât) dans l’Hommage au Prophète (Çalât alan- Nabî). On pourrait dire également que la Bénédiction concerne l’Intellect (spiritus), et la Paix, l'âme (anima) ; donc l’illumination et l'apaisement ; la certitude et la sérénité. Et l’on connaît le symbolisme du « cœur purifié » ou « fondu », et de la « poitrine élargie » : le cœur représente l'Intellect sous le double rapport de la connaissance et de l'amour, et la poitrine, l’âme qui se libère de l'« étroitesse » et se réalise par l'« élargissement ». — En ce qui concerne le sens de l’Absolu, que nous avons mentionné, c’est précisément le besoin d’Absolu qui explique — et excuse du moins quant à l’intention — les exagérations qui rendent si difficile l’accès à certains textes musulmans.
Rappelons ici, une fois de plus, la différence entre l'" homme de foi" et l'"homme de gnose" : entre le croyant, qui vise en tout l'efficacité morale et mystique au point de violer parfois sans nécessité les lois de la pensée, et le gnostique, qui vit avant tout des certitudes principielles et qui est ainsi fait que ces certitudes déterminent son comportement et contribuent puissamment à sa transformation alchimique. Or, quelles que soient nos prédispositions vocationnelles, nous devons forcément réaliser un certain équilibre entre les deux attitudes, car il n'y a pas de piété parfaite sans connaissance, et il n’y a pas de connaissance parfaite sans piété.
L'erreur décisive du matérialisme et de l'agnosticisme est-elle de ne pas voir que les choses matérielles et les expériences courantes de notre vie sont immensément au-dessous de l'envergure de notre intelligence. Si les matérialistes avaient raison, cette intelligence serait un luxe inexplicable ; sans l'Absolu, la capacité de le concevoir n'aurait pas de cause. La vérité de l'Absolu coïncide avec la substance même de notre esprit...» [F.S. - Sur les traces de la religion pérenne
L'erreur décisive du matérialisme et de l'agnosticisme est-elle de ne pas voir que les choses matérielles et les expériences courantes de notre vie sont immensément au-dessous de l'envergure de notre intelligence. Si les matérialistes avaient raison, cette intelligence serait un luxe inexplicable ; sans l'Absolu, la capacité de le concevoir n'aurait pas de cause. La vérité de l'Absolu coïncide avec la substance même de notre esprit...
L'être humain, de par sa nature, est condamné au surnaturel.
Frithjof Schuon - On his Philosophy