Dans son Dictionnaire du Japon,
Louis Frédéric écrit à l'entrée BUTÔ, que dans « la troupe Dai Rakudakan fondée en 1972 par Akaji Maro les acteurs ont la tête entièrement rasée et le corps enduit de blanc ». Voir le danseur, comédien et metteur en scène Akaji Maro, hors et sur scène, est assez saisissant. Les éditeurs ont eu la bonne idée d'accompagner le texte de photographies du danseur.
Maquillé, le corps couvert de blanc (ce fard blanc est un maquillage traditionnel fait à base de coquillage), perruqué, costumé, le danseur entre en scène ; il entre surtout dans un autre monde. Cette préparation physique et mentale est capitale et relève du rituel. A l'entrée « Se vêtir de blanc » Akaji Maro explique : « dans le milieu du butô, on dit souvent « se vêtir » de blanc. Pour moi, c'est une façon de se transformer, d'être hors du monde, de rentrer dans le rituel. le blanc efface l'individualité, mais fait apparaître les lignes du corps. On perçoit d'une autre manière les différences physiques ».
Danser avec l'invisible est un recueil d'entretiens découpées en deux parties : biographie, puis vision du monde et de la danse. C'est dans cette deuxième partie, intitulée Réflexions, que l'on trouve différentes « entrées » expliquant les fondamentaux du chorégraphe. Mais, le livre n'est pas un ouvrage théorique sur le butô (il en existe, cf aux Presses du réel), plutôt une rencontre avec un artiste. Donc il n'y a pas de crainte à avoir en ouvrant l'ouvrage !
Bien sûr on aimerait que le livre soit plus long, plus fouillé. Mais il passerait à côté de son objectif : faire découvrir un artiste japonais au plus grand nombre, au non spécialiste.
Son grand mérite est d'éveiller la curiosité et, pour ce chorégraphe, et pour sa danse originale et si particulière, danse post-atomique, danse des ténèbres. Mais cette danse n'est jamais une représentation sur scène des catastrophes nucléaires.
Si aujourd'hui Akaji Maro (né en 1943) est identifié comme un chorégraphe, c'est par le théâtre qu'il a débuté adolescent. A vingt ans, il gagne Tokyo, fréquente à peine l'université, rencontre le dramaturge
Juro Kara, fait du théâtre à Shinjuku, quartier de Tokyo qui était le symbole de l'avant-garde et de la jeunesse étudiante révoltée.
Les premiers entretiens reviennent sur le parcours de cet artiste singulier, la création de sa compagnie après qu'il ait décidé d'arrêter le théâtre et de se tourner vers la danse, la création d'un lieu de création, Toyotama Garan, ses rôles au cinéma (premier rôle principal en 1970), et pour celles et ceux qui s'intéressent à la culture et aux artistes japonais, les anecdotes sur Mishima, Tatsumi Hijikata, « l'inventeur du butô » chez qui il logeait, ou Oshima sont à découvrir.
S'il a vécu ces années 60 y contribuant activement, il n'est pas un homme engagé, et ne participera pas à l'agitation politique en tant que tel. « Dans la société, les mouvements contestataires montraient leurs limites avec des militants qui s'entretuaient. Je n'avais toujours pas d'attirance particulière pour la politique, mais comme à l'époque je faisais du théâtre, beaucoup de militants de gauche venaient boire dans notre studio ». Sur sa danse Akaji Maro explique qu'il ne prête aucun intérêt à la virtuosité ou à la performance ; d'ailleurs les répétitions ne se vont pas devant des miroirs. Les corps et l'intensité qu'ils dégagent sont le plus important.
Danser avec l'invisible livre un témoignage sur un homme attachant parce qu'en perpétuel recherche (« tous les trois ans, je crée un solo, un véritable défi à chaque fois. C'est une façon de vérifier l'état de mon corps et de constater mes limites »), refusant que ses danseurs l'appellent sensei (maître) lui le leader bienveillant et lucide : «le plus dangereux est de croire aveuglément au butô, telle une religion ».
Livre que j'ai pu lire grâce à l'opération Masse Critique : grand merci aux éditions Riveneuve et à Babelio.