AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de karmax211


"Un père aux abonnés absents qui a laissé dans mon existence un vide insondable. Un goût prononcé pour la lecture. Une certaine précocité sexuelle. Et surtout, un immense besoin d'être regardée. Toutes les conditions sont maintenant réunies."
J'étais devant mon poste de télévision, lorsque après l'obtention du Renaudot en 2013, Gabriel Matzneff a été invité par François Busnel. J'étais devant mon poste de télévision lorsque ce même François Busnel a, il y a deux ans, fait son mea culpa public en même temps qu'il invitait ( pour se dédouaner ? ) Vanessa Springora à La Grande Librairie ( petite soeur putative d'Apostrophes ) pour présenter son livre - Consentement -. J'étais devant mon poste de télévision lorsque Matzneff était l'invité fêté, célébré, reconnu, encensé de Bernard Pivot.
Et cessons d'être hypocrites, ni moi ni la grande majorité des téléspectateurs, ne parlons même pas de la presse réputée "conservatrice", n'avons crié au scandale, à la honte, au détournement de mineur(e)s ou même à la pédophilie... on dit aujourd'hui pédocriminalité...
Et pourtant l'homme ne cachait pas son jeu, son livre - Les moins de seize ans - sorti en 1974 est le parfait petit manuel du pédocriminel...
Quant à son "journal" qui faisait les beaux jours des éditeurs et les délices des animateurs de chaînes de télévision ou d'émissions de radio... qui peut raisonnablement affirmer aujourd'hui qu'il n'avait pas compris que "l'écrivain" nourrissait son "oeuvre" en sodomisant des enfants de huit à treize ans du côté de Manille, et des gamines de treize à quinze ans du côté de chez nous ?
Début des années 2000, l'Académie française s'apprête à décerner un prix prestigieux au sulfureux "artiste ". Pierre Lassus, psychothérapeute et écrivain lui aussi, s'insurge, interpelle l'institution ; il est blacklisté.
On tire à boulets rouges sur Matzneff, mais on se comporte avec une pudeur de gazelle lorsqu'il s'agit de s'interroger sur ses éditeurs que sont Gallimard et Sollers.
Pivot, lui, s'en tire avec une pirouette tweetresse en écrivant le 27 décembre 2019 : " Dans les années 70 et 80, la littérature passait avant la morale; aujourd'hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c'est un progrès. Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d'un pays et, surtout, d'une époque."
Pivot a été vilipendé... surtout sur les réseaux sociaux. Pourtant, Pivot n'a pas tort ; nous sommes collectivement coupables. Car nous avons laissé faire parce que nous étions convaincus "qu'il est interdit d'interdire ", parce que nous étions persuadés qu'à treize, quatorze ou quinze ans, on a une sexualité et un droit au plaisir. Parce que Roland Barthes, Gilles Deleuze, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, André Glucksmann, Louis Aragon, Marguerite Duras, Hélène Cixous, Michel Foucault, Françoise Dolto, Louis Althusser, Jack Derrida, Jack Lang, Bernard Kouchner et tant d'autres ne nous disaient pas autre chose... !
Et cerise sur le gâteau de l'époque, François Mitterrand était un admirateur proclamé de Matzneff !
Ce que, pour la plupart, nous ignorions, c'est que cette sexualité "libérée" avait un prix qu'on appelle traumatisme ou trauma, et que cette connaissance ou cette reconnaissance traumatique est beaucoup plus récente que ne le croient certains.
Il m'était difficile de parler de ce livre sans faire appel à ces prolégomènes.
Vanessa Springora est donc venue dans son livre témoignage nous rappeler à la fois les dangers de l'élitisme qui place l'écrivain au-dessus de tout, les institutions qui le sacralisent, l'omerta qui le protège et la société qui gobe ce qui lui fait plaisir.
Dans un récit constitué de six parties : " l'enfant, la proie, l'emprise, la déprise, l'empreinte, écrire ", elle se souvient de toutes ces étapes qui ont fait d'une petite fille devenue une jeune adolescente la proie d'un écrivain sulfureux admiré, les traces qu'a laissées cette relation, son trauma qui lui a fait croiser la route de beaucoup d'hommes, de l'alcool, de la drogue, de la psychiatrie... jusqu'à sa reconstruction.
Son écriture est à l'image de son livre témoignage, factuelle, sans recherche d'effets stylistiques, sans empoulades subjonctivées. C'est précis, honnête, tranchant. Chaque mot est à sa place, a sa place et compte. Aucun mot n'est innocent, chacun a une charge, un rôle, une responsabilité.
Depuis la parution de ce livre, d'autres abus ont été révélés par d'autres "victimes" et d'autres noms de prédateurs sexuels ont fait la une des journaux pour d'autres raisons que celles qui d'ordinaire motivaient leur présence dans les médias.
Kafka affirmait "qu'un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous."
Je crois que le coup de hache asséné par Vanessa Springora à notre mer gelée par l'indifférence ( mot générique ) a commencé à la fissurer.
Et ce qui était l'objectif de son témoignage : " Depuis tant d'années, je tourne en rond dans ma cage, mes rêves sont peuplés de meurtre et de vengeance. Jusqu'au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence : prendre le chasseur à son propre piège, l'enfermer dans un livre."... cet objectif est atteint.
Pour conclure, je dirai que ce livre est forcément dérangeant et qu'il est touchant mais qu'en la matière je lui préfère - Tigre, tigre - de la regrettée Margaux Fragoso emportée par un cancer il y a deux ou trois ans... à trente-sept ans. L'approche et l'écriture sont différentes... à chacun ses antennes réceptrices.
Et je laisse les derniers mots à Guy Konopnicki : «Hier, la pédophilie promettait de belles ventes aux libraires. Matzneff passait donc pour un grand écrivain. le marché s'est révélé décevant. La médiocrité littéraire change de registre, la dénonciation des vieux dégueulasses semble porteuse.»

Commenter  J’apprécie          517



Ont apprécié cette critique (48)voir plus




{* *}