En 1937 Steinbeck n'a que 35 ans et « Des souris et des hommes » est le premier grand succès de celui qui deviendra un des géants de la littérature de cette première moitié de XXe siècle. Cet auteur, largement encore en devenir, développera avec maestria dans ce roman pourtant court un grand nombre de ses thèmes de prédilection : la classe ouvrière, la justice sociale, les inégalités (cet écrivain est une des voix de la gauche américaine) mais aussi l'amitié, la force des liens entre les hommes, l'attachement à des racines, la solidarité, le tout ancré très profondément dans la Californie qu'il aime tant et sait rendre si présente.
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Comme très souvent chez lui (ce qui fait sens pour une personne sensible au marxisme par ailleurs) la vie des hommes ne saurait se concevoir « hors sol » et l'environnement façonne largement les êtres. Mais, au-delà, la nature englobe les existences de chacun et concourt à l'incroyable réalisme qui se dégage de cette histoire simple. Jugez-en avec ces deux paragraphes initiant le roman et annonçant l'arrivée des deux personnages principaux:
« À quelques milles au sud de Soledad, la Salinas descend tout contre le flanc de la colline et coule, profonde et verte. L'eau est tiède aussi, car, avant d'aller dormir en un bassin étroit, elle a glissé, miroitante au soleil, sur les sables jaunes. D'un côté de la rivière, les versants dorés de la colline montent en s'incurvant jusqu'aux masses rocheuses des monts Gabilan, mais, du côté de la vallée, l'eau est bordée d'arbres : des saules, d'un vert jeune quand arrive le printemps, et dont les feuilles inférieures retiennent à leurs intersections les débris déposés par les crues de l'hiver ; des sycomores aussi, dont le feuillage et les branches marbrées s'allongent et forment voûte au-dessus de l'eau dormante. Sur la rive sablonneuse, les feuilles forment, sous les arbres, un tapis épais et si sec que la fuite d'un lézard y éveille un long crépitement. le soir, les lapins, quittant les fourrés, viennent s'asseoir sur le sable, et les endroits humides portent les traces nocturnes des ratons laveurs, les grosses pattes des chiens des ranches, et les sabots fourchus des cerfs qui viennent boire dans l'obscurité.
Il y a un sentier à travers les saules et parmi les sycomores, un sentier battu par les enfants qui descendent des ranches pour se baigner dans l'eau profonde, battu par les vagabonds qui, le soir, descendent de la grand-route, fatigués, pour camper sur le bord de l'eau. Devant la branche horizontale et basse d'un sycomore géant, un tas de cendre atteste les nombreux feux de bivouac ; et la branche est usée et polie par tous les hommes qui s'y sont assis. »
Ce livre est composé de 6 chapitres, chacun se déroulant en un lieu différent (ce qui favorisera d'ailleurs le fait que ce roman sera aussi adapté en un drame en 5 actes et 5 décors la même année). Et il n'y a rien de surprenant à ce que chacun de ces chapitres débute, comme le premier, par une minutieuse et très vivante description du cadre dans lequel va se dérouler l'action. Ce réalisme, associé à des dialogues très justes entre les différents protagonistes, permet à Steinbeck de rendre incroyablement vivant chacun d'entre eux. Nous les vivons, les ressentons, partageons leurs joies et leurs peines car nous les comprenons intimement, sans qu'il soit nécessaire de décrire leurs psychologies. C'est un des talents rares qui font de Steinbeck un écrivain magique.
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« Des souris et des hommes » (titre sans doute issu de Burns : « Les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas ») se déroule sur seulement 3 jours. Nous sommes bien loin ici des fresques multigénérationnelles qui seront publiées ultérieurement et, comme dans « La perle » (1947) ce temps bref sera l'occasion de concentrer les événements et de mettre en scène des hommes arrivés à un moment clé de leurs vies et devant se confronter à leur condition.
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Dans ce roman ces hommes sont avant tout deux journaliers : Georges et Lennie. le premier est un petit homme sec et intelligent, déterminé. le second, qui l'accompagne en permanence, est un colosse simple d'esprit, paisible et tendre ; un être enfantin qui affectionne avant tout le contact avec ce qui est doux et velouté et qui a par ailleurs des mains dévastatrices. Il aime caresser des souris (d'où le titre) mais les tue systématiquement du fait de sa force incontrôlée. Tel un enfant il panique vite s'il perd le contrôle ou se sent en faute.
Il serait bien insuffisant de dire que ces hommes sont des amis. Ils forment en effet un couple soudé, même si la dimension sexuelle est absolument inexistante. Leur attachement à l'autre est exclusif, ils n'envisagent pas de vivre séparés, se soucient continuellement l'un de l'autre et rêvent d'un avenir commun où ils cesseraient d'être dépendants en accédant au statut envié de propriétaire. L'affection est au coeur de leurs rapports même si elle peut parfois se manifester de façon bourrue.
Leur union pourrait sembler improbable mais elle repose sur des bases très solides. Il y a la complémentarité entre la force de Lennie (utile dans un métier où il s'agit avant tout de vendre sa force de travail) et l'intelligence de Georges mais, au-delà, ce besoin viscéral de ne pas être, comme les autres journaliers, seul. Chacun se souciant de l'autre, vivant largement pour l'autre, leurs existences prennent un sens. C'est particulièrement mis en évidence dans le dialogue suivant :
« George — Les types comme nous, qui travaillent dans les ranches, y a pas plus seul au monde. Ils ont pas de famille. Ils ont pas de chez-soi. Ils vont dans un ranch, ils y font un peu d'argent, et puis ils vont en ville et ils le dépensent tout... et pas plus tôt fini, les v' là à s'échiner dans un autre ranch. Ils ont pas de futur devant eux.
Lennie était ravi.
— C'est ça... c'est ça. Maintenant, raconte comment c'est pour nous.
George continua :
— Pour nous, c'est pas comme ça. Nous, on a un futur. On a quelqu'un à qui parler, qui s'intéresse à nous. On a pas besoin de s'asseoir dans un bar pour dépenser son pèze, parce qu'on n'a pas d'autre endroit où aller. Si les autres types vont en prison, ils peuvent bien y crever, tout le monde s'en fout. Mais pas nous.
Lennie intervint.
— Mais pas nous ! Et pourquoi ? Parce que... parce que moi, j'ai toi pour t'occuper de moi, et toi, t'as moi pour m'occuper de toi, et c'est pour ça. »
George et Lennie, par leur indéfectible amitié, sont d'une certaine façon le seul duo de personnes et les seuls êtres qui ne sont pas profondément seuls dans cet univers.
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Ils arrivent dans un ranch pour vendre leur force de travail, afin de survivre mais aussi pour tenter de gagner de l'argent afin de réaliser leur rêve : acheter une petite ferme et y être heureux. Ils vont vivre ces quelques jours entre autre avec :
- Crooks : un vieux palefrenier noir souffrant du dos et en butte au racisme du reste des ouvriers. Il dort donc seul dans une écurie.
- Candy, un très vieil homme accompagné d'un chien non moins âgé.
- Slim, le roulier est un personnage représentant une classe ouvrière idéalisée : bonté, justice, force, sensibilité, finesse et noblesse des sentiments.
- Curley, le fils du patron, un homme petit, violent, ancien boxeur et marié depuis 15 jours. Complexé il aime se battre avec les hommes grands et forts. Il est très jaloux.
- Sa femme, juste arrivée au ranch, mariée à Curley par défaut, désoeuvrée, volage et qui aurait rêvée d'être actrice. Elle traîne avec les hommes, entre ennui profond et envie de plaire, par besoin de compagnie aussi.
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J'ai choisi de ne pas dévoiler l'histoire, pensant aux rares personnes qui ne la connaîtraient pas, que ce soit via le livre ou via le magnifique film de Gary Sinise, très fidèle tant au récit qu'à l'atmosphère et aux paysages. Pour autant et au vu de ce qui précède il ne faut pas être grand clerc pour deviner que ce contexte explosif va mener au drame et que le futur rêvé par les deux amis va se fracasser sur une réalité bien plus cruelle (comme dans « la perle » là encore) du fait du contexte social, de la bêtise de certains hommes, de la violence, de diverses petitesses aussi.
Pour autant je voudrais conclure cette critique en disant que cet ouvrage, au-delà du drame prévisible dès la première page nous délivre aussi un message d'espoir et de beauté. Quoi qu'il puisse se produire par ailleurs George et Lennie sauront en effet rester absolument fidèles l'un à l'autre, dignes et attentionnés, sans rien renier de leurs valeurs. D'autres, comme Slim mais aussi Crooks et Candy, montreront des sentiments forts et beaux. L'adversité magnifiera la valeur et les valeurs de beaucoup.
En ce sens « des souris et des hommes » nous offre le spectacle d'une humanité qui, même confrontée à des difficultés par certains aspects insurmontables, sait parfois se grandir et prétendre au même sublime que la nature les environnant ; la beauté de certaines âmes étant ici en harmonie avec la beauté des paysages.
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Des souris et des hommes est un condensé de la vie dans ce qu'elle peut offrir de plus émouvant et fort, brutal et dur parfois mais aussi sensible, humain et profond. Merci M. Steinbeck pour ce mélange rare de force, de beautés, de réalisme et d'idéalisme. Votre message a presque un siècle et il est plus actuel que jamais.
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