La dernière page

– Vous me décevez, Justin.
Ce matin de juin, le destin avait pris les traits de mon meilleur client, le docteur Lauste. Il serrait contre son cœur le best-seller acheté la veille.
– Qu’est-ce qui vous tracasse, doc ?
– Votre insouciance, mon bon Justin.
Je calai mes lunettes sur mon front, ce geste magique m’apaisait toujours.
Lauste passait ses journées de retraité à lire à la chaîne et à reluquer les jolies passantes, attablé à la terrasse du café-restaurant du coin, un habano dansant parfois au bout de ses doigts patriciens. Il n’achetait jamais mon roman sans mon commentaire détaillé et me bombardait de questions. Grâce à lui, je passais le grand oral au quotidien. J’avais conseillé des milliers de lecteurs, mais jamais personne de sa trempe. Il n’y avait pas deux emmerdeurs de son calibre dans le quartier. Or, jusqu’à présent, j’avais fait un sans-faute avec lui…
– Ce roman est excellent, Justin. C’est scandaleux.
– Je ne vous suis pas…
Lauste me colla Pagaille entre les mains.
– Lisez la fin ! ordonna-t-il.
Je m’exécutai en remuant les lèvres en silence comme lorsque j’étais gamin. La dernière phrase était la suivante : « Et Andréa décida qu’il était grand temps pour elle de saisir… »
– Vous ne remarquez rien, Justin ?
– La dernière page de ce roman a été arrachée.
– Pas par moi, je vous le garantis. Je m’en suis aperçu vers deux heures du matin. Ce moment délectable et mélancolique où la tristesse de quitter les personnages nous embue les yeux. Andréa est la quintessence de la jeune femme moderne, Justin, mais vous n’êtes qu’un amateur. Vous auriez dû guetter le terroriste, sévir. Jamais entendu parler des caméras de surveillance ? Investissez, mon vieux !
– Docteur, c’est la première fois que…
– Oh que non !
– Comment ça ?