"Elle sait que ceux qui portent un tel insigne sur leur casquette feront des avocats, des médecins, ou encore des professeurs considérés. Et que ceux qui n'ont pas ces feuilles de chêne blanches risquent à tout moment de devenir clochards et de disparaître par un nuit glaciale sous une jetée du port."
L'insigne d'argent est un récit autobiographique passionnant qui relate la jeunesse de
Korneï Tchoukovski (1882-1969), un auteur très connu en Russie.
En 1895, à Odessa, importante ville portuaire sur les bords de la mer Noire*, il est exclu de son collège. Officiellement pour mauvaise influence sur ses camarades. Officieusement pour répondre au décret du tsar Alexander III qui, craignant les idées révolutionnaires qui se développaient à l'époque, interdit l'accès à l'enseignement supérieur aux enfants de classe sociale populaire. Pour l'adolescent, cette éviction sonne comme un véritable couperet...
Je découvre ce texte sous sa forme "épreuves non corrigées". Il me manque donc les illustrations de
Philippe Dumas. En admirant la couverture définitive et en me souvenant du merveilleux travail qu'il a accompli pour l'adaptation du classique de grandes espérances de Dickens par
Marie-Aude Murail, je m'imagine sans peine le résultat. La finesse de son trait, les couleurs quelque peu délavées doivent, c'est sûr, contribuer à recréer encore davantage l'atmosphère d'Odessa et immerger le lecteur dans ce récit haut en couleur.
Pour ma part, la plume de l'auteur m'a suffi. Avec beaucoup de naturel, il a su retrouver cette spontanéité un brin arrogante de la jeunesse. On ne suit pas les souvenirs teintés de nostalgie poussiéreuse d'un auteur qui a réussi, on vit de l'intérieur les années collège d'un jeune homme brillant en devenir.
Avec plein d'humour et de poésie, il revient sur les épisodes qui ont marqué son destin : son exclusion du collège sous un prétexte fallacieux, sa promesse à sa mère de continuer à s'instruire malgré tout, les hauts et les bas pour y arriver... Les tentations aussi car notre étudiant, aussi motivé soit-il, n'en reste pas moins un jeune attiré par les chemins de traverse.
"Je me rends clairement compte, le soir venu, de la stupidité de ma conduite ; combien de fois me suis-je traité de parasite, de gaspilleur imbécile de mes meilleures années, combien de fois me suis-je promis de me corriger, de revenir au travail et à mes livres, mais le lendemain matin, la rue me happait à nouveau, et si ce n'était pas la rue, c'était le port et ses navires et voiliers, les courses cyclistes, un incendie en ville, un combat de coqs dans une cour, ou stupidement une chasse aux pigeons de Simonenko, plutôt que toucher mes manuels que je fuyais comme la peste."
Son récit est émaillé d'anecdotes croustillantes sur ses professeurs, ses camarades, ses proches... le récit s'ouvre d'ailleurs sur le compte-rendu du fiasco d'une expérience de triche pour le moins originale. On y découvre aussi son amour de la littérature ainsi que la manière peu orthodoxe mais pour le moins efficace avec laquelle il va apprendre la langue de
Shakespeare.
Sans lourdeur aucune, il nous fait vivre le quotidien des quartiers populaires d'Odessa, découvrir les "petits métiers" aujourd'hui disparus, côtoyer des personnages plus pittoresques les uns que les autres comme Timocha, son meilleur ami bègue, avec qui il joue à "parler de Bagdad" ou autrement dit à se raconter de fabuleuses histoires invraisemblables. Pour un peu, on aurait presque l'impression de bourlinguer à ses côtés. Ses portraits sont d'ailleurs tellement vivants qu'on ne peut qu'aimer les uns, détester les autres. C'était d'ailleurs l'un de ses voeux :
"Je serai encore plus heureux si en lisant ce livre vous avez aimé ma mère, véritable héroïne du travail, ma chère soeur Maroussia, Timocha, Finti-Tonti, Iglitzki, mon oncle Foma et... dois-je l'avouer ?... pour mon bonheur total, si vous avez partagé avec moi ma rancoeur envers Six-yeux, Provock, Ziouzia et Tiountine, Geora Drakondidi, Saviéi... et autres "abrutis" que l'on croise ici et là au cours de la vie. Leurs apparences ont changé de nos jours, et je veux croire qu'il est plus facile de les déjouer que dans ces temps plus anciens décrits dans mon livre."
Un récit qui dans le ton sonne très contemporain alors qu'il a été publié pour la première fois en 1938 et que la dernière version de l'auteur date de 1961 (le travail de la traductrice y est certainement aussi pour quelque chose) et qui, dans le fond, rappelle combien le droit à l'instruction est fondamental !
Un titre que je vais m'empresser de présenter à mes élèves dès la rentrée ! le dossier fouillé de la fin leur permettra de situer l'auteur et le contexte.
*Au XIXe siècle, 4e ville de l'Empire russe, après Moscou, Saint-Saint-Pétersbourg et Varsovie. Aujourd'hui, 3e plus grande ville d'Ukraine.
Lien :
http://lacoupeetleslevres.bl..