...notre siècle finissant assiste à un développement anormal de la vie scientifique et industrielle. Avant peu, l’industrie mettra la main sur ces champs, ces prés et ces bois où la petite culture agonise. Il se formera, comme en Amérique, de vastes syndicats pour cultiver par des procédés rapides et économiques de grandes étendues de terre. On défrichera les forêts, qu’un député traitait hier à la tribune de richesses improductives. L’usine remplacera la ferme. Les machines supprimeront l’emploi de ces élémentaires et décoratifs outils qui contribuaient à la poésie du travail rustique : la charrue à vapeur se substituera à l’arau antique, comme la batteuse s’est substituée aux fléaux et au van. Les moissonneuses et les faucheuses mécaniques enlèveront au travail individuel ce caractère spontané, cet imprévu, cette liberté d’allure, qui en constituaient la beauté plastique. Les bois feront place à des champs de betteraves ; on n’épargnera même pas les arbres épars dans les champs, ni les haies verdoyantes s’élevant en berceaux au-dessus des chemins creux. Tout ce qui ne sera pas d’une utilité directe disparaîtra. La campagne, sillonnée de routes rectilignes, de tramways et de voies ferrées, aura l’aspect d’un grand damier aux cultures méthodiques, où tout sera réglé, machiné et spécialisé comme dans une gigantesque usine.
Alors, ce sera fini de la vie rustique ; on n’en retrouvera plus le charme et le pittoresque que dans les livres des poètes ou les dessins des artistes.
Et qu’on ne croie pas à un tableau noirci et exagéré à plaisir. Il suffit de regarder autour de soi pour constater ce dégoût du travail des champs et cette invasion de l’industrie. Souvenez-vous du caractère intime et reposant, de l’aspect nature, qu’avaient encore, il y a trente ans, les environs de Paris, et voyez-les, aujourd’hui, amoindris, vulgarisés, empuantis par les usines. Étudiez, sur une carte forestière, la vaste superficie de nos bois, et vous la verrez se rétrécir d’année en année comme la peau de chagrin de Balzac. Consultez les statistiques et vous y constaterez la dépopulation graduelle des campagnes. Ce sont là des signes avant-coureurs, et dans un temps où les choses se modifient avec une rapidité électrique, vous pouvez facilement calculer, d’après les changements déjà opérés, dans combien d’années le paysan, que nos ancêtres et nous-mêmes avons connu, aura disparu presque complètement.
(écrit en 1888)