Mordre dans la pierre

Epigraphe :
Lorsque l'on voit de tels malheurs, le sentiment d'être d'abord un être humain devient soudain très fort. L'appartenance nationale n'est alors que secondaire. le malheur nous unit, en mobilisant en nous des ressources d'humanité. Il faudrait que les gens le comprennent. Tadeusz Mazowiecki

p 15 « J'aime les os, ils me parlent. Je les regarde et je sais exactement de quoi la personne souffrait, comment elle marchait, comment elle aimait s'asseoir. Je lis la nationalité d'après l'ossature. L'os de la cuisse d'un musulman est légèrement courbé, car les musulmans s'accroupissent. Un japonais présente la même déformation parce qu'il se met souvent à genoux » explique le Docteur Eve Klonowski, anthropologue de formation qui travaille en Bosnie depuis 1996 et a déjà déterré deux mille corps.

Eve Klonowski tente de réunir les os des disparus dans les charniers de Bosnie pour, avec l'aide des survivants qui recherchent leurs proches, reconstituer des corps et leur redonner un nom, une manière de leur rendre la vie. Et puis aussi par respect :
"Le docteur Eve ne croit pas à l'existence de Dieu. Mais elle sait que les familles pour qui elle travaille y croient profondément. Ils croient à la résurrection et au jugement denier. "C'est pourquoi, dit-elle, je tiens tant à ce qu'ils se présentent devant leur Allah sur leurs jambes à eux, et non pas sur celles de quelqu'un d'autre. Et qu'ils aient leur propre crâne sur la nuque. Bref, qu'ils aient l'air corrects quand ils ressusciteront."
p 123

Wojcieh Tochman écoute la souffrance, note les témoignages, tous douloureux mais dignes, pour la plupart de femmes seules, auxquelles ont été enlevés leurs maris et leurs enfants sans qu'elles sachent où ils se trouvent exactement. Des femmes qui errent à la recherche du moindre indice qui puisse leur permettre de savoir ce qu'ils sont devenus à partir du moment et du lieu où ils ont été séparés : Mère Meïra, qui aide Eve, recherche son fils et sa fille, Mudina cherche son mari Hassan le vétérinaire…

Jasna, une femme belle et fière. C'est comme ça qu'elle veut être. « C'est comme ça que mon mari m'a aimée. »
Nous allons ensemble en direction de Nevesinje (République Serbe de Bosnie)
Jasna est assise à l'avant de la voiture
« Je suis née et je suis morte ici. »
« La vie n'est qu'une imitation »
Nous traversons un village
« Dans chacun de ces hommes, je vois un assassin. » p 85


En croisant ces témoignages Wojciech Tochman reconstitue des vies comme Eve Klonowski le fait en tentant de restituer aux familles les corps même incomplets des êtres qu'ils ont aimé. Mettre en échec autant que possible les assassins qui avaient tout fait pour effacer les traces et la mémoire de ces êtres. Un livre pour que nous n'oublions pas ces horreurs qui se sont perpétrées à notre porte rappelant celles de la seconde guerre mondiale.

Actualité récente :
Le mercredi 18 mars 2015, vingt ans après le drame, huit hommes ont été arrêtés soupçonnés d'avoir participé au massacre de Srebrenica, commis en 1995. Les huit hommes interpellés sont des anciens policiers ayant appartenu à une entité de la police serbe bosnienne. Un d'eux est Nedeljko Milidragovic, dit «Nedjo le boucher», qui est devenu homme d'affaires après la guerre.

«C'est beaucoup trop tard. Et par ailleurs, ces hommes ne se sont pas cachés en Serbie, ils y ont vécu en toute liberté pendant 20 ans. Vingt ans de liberté après avoir commis de tels crimes, je pense que c'est plutôt une récompense», a déclaré à l'AFP Hatidza Mehmedovic, présidente d'une association des mères de Srebrenica.

Ce livre est un témoignage bouleversant sur une guerre récente et proche de chez nous. Tochman, journaliste, nous livre une réalité brute, sans en rajouter, sur les horreurs et les atrocités commises, sur la douleur des survivants recherchant les membres de leur famille disparus, sur le difficile travail d'identification à partir de presque rien. Un livre, un témoignage, pour ne pas oublier,... pour ne pas répéter.