Laissez-moi vous conter d'abord l'excitation à la réception de l'envoi des éditions Abrüpt. C'est la première fois, après plusieurs tentatives infructueuses, que je suis sélectionnée pour une campagne Masse Critique. J'étais donc très impatiente de recevoir mon premier livre offert en échange des lignes de ma plume. J'avais beau l'attendre de pied ferme, quelle n'a
pas été ma surprise quand j'ai découvert une grande enveloppe argentée et miroitante dans ma boîte aux lettres ! J'ai eu l'impression qu'un vaisseau spatial miniature s'était logé dans la fente.
Je rentre chez moi, m'empresse de l'ouvrir. C'est bien le livre. Je hausse les sourcils : hormis celles de très vieux ouvrages aux reliures anciennes, c'est la première fois que je vois une couverture qui n'arbore ni le titre ni le nom de l'autrice. Tout est uniformément blanc, sauf l'illustration noire, stylisée, au pochoir : quatre immeubles en feu. Je tourne le livre. Au dos, en grand, une citation de la pièce : « Je ne veux
pas être cette ville qui brûle ! » Je lui réponds tout haut : « Moi non plus. » Et puis une ligne toute petite attire mon attention au-dessus du code-barre. Je dois plisser les yeux pour réussir à lire le message : « l'ombre barre le monde ». Je souris, médite sur la phrase, sur notre monde marchand, chiffré et codifié à l'extrême. En dessous du code :
« le livre est à 7 euros
l'antilivre est gratuit
https://abrupt.ch »
Là, c'est déjà moins ésotérique pour moi. Lorsque j'ai su que l'on m'avait attribué
Liquidations de
Cécile Toussaint aux éditions Abrüpt que je ne connaissais
pas, je suis allée fureter sur leur site Internet : j'y ai découvert que leurs publications pouvaient être acquises à bas prix ou alternativement sous un format numérique gratuit, téléchargeable à volonté. C'est ce qu'elles appellent « l'antilivre ». Cela m'a séduite en même temps qu'inquiétée pour leurs revenus : est-ce économiquement viable de proposer à la vente un produit dont le contenu est simultanément proposé sous une forme dématérialisée non-payante ? Y a-t-il, pour le lectorat, un intérêt de débourser de l'argent pour acquérir une version imprimée d'un texte que l'on peut lire sur son écran sans dépenser un centime ? Je ne sais
pas encore pour la première question (croyez-moi, chères éditrices et éditeurs, je vais vous suivre comme une expérience en laboratoire pour le découvrir), mais pour la seconde, j'ai maintenant envie de dire : oui, car le livre imprimé recèle des surprises ! Mais je n'ai
pas encore fini mon exploration.
Avec le livre, une petite page cartonnée avec un message :
« Voici une pièce de théâtre entre politique et poétique !
Avec nos souhaits de bonne lecture,
Abrüpt »
« Entre politique et poétique », la combinaison me satisfait parfaitement ! On a bien choisi mon profil. de plus, j'ai trouvé ça délicat de glisser ce petit mot dans l'enveloppe… surtout pour une maison d'édition « abrupte ». J'ouvre le livre. Page de titre. Dans le coin gauche de la page d'en face, nouvelle phrase lilliputienne que je n'arrive
pas à lire. Je fronce le nez sous l'effort, mais toujours rien : c'est illisible, on dirait des lettres à l'envers. Alors, qu'à cela ne tienne, je retourne le livre ! Cul par-dessus tête, j'essaie de nouveau de déchiffrer : même échec. Stupeur. Puis je glousse de rire, prise d'une idée. Pages écartées devant ma poitrine, je me dirige vers le miroir de ma chambre : c'est bien ça, maintenant je lis ! Mais je ne vais
pas vous dire quoi, pour ne
pas gâcher le plaisir de celles et ceux que cela amusera autant que moi d'aller faire ses propres expérimentations. Mais je n'en demande
pas moins à Abrüpt : « Mais qui sont-ils ? »
Après ça, c'est bête, mais toutes ces clowneries délicieuses m'ont mise dans un tel état d'euphorie qu'il m'a paru plus sage d'attendre de descendre un peu pour commencer plus calmement ma lecture. Si le texte lui-même m'avait dégrisée, ça n'aurait
pas été à son avantage, et même mauvais pour sa critique. J'ai donc pris quelques jours pour finir une pièce d'Alma de Groen et un ouvrage de
Nathalie Heinich avant de me plonger dans ce nouveau bain signé
Cécile Toussaint.
L'atmosphère de la pièce s'annonce tout de suite beaucoup plus chargée. Les didascalies, un peu déroutantes au début, dépeignent une scène de fin du monde. En terme de genre littéraire, nous sommes dans une forme de science-fiction apocalyptique réaliste, proche de l'univers de
Zig et More de
Marine Auriol.
Liquidations a une parenté flagrante avec le théâtre de l'absurde, un peu d'
En attendant Godot saupoudré de
Fin de partie (un personnage s'appelle même Samuel : référence à
Beckett ou lapsus involontaire ?). Mais sans l'humour grinçant. On touche finalement plus à la désolation tragique qu'au comique désespéré et grotesque de l'Irlandais.
Quatre personnages masculins se partagent la scène (que des hommes ? les femmes auraient-elles été « liquidées » les premières ?). Un vieillard, Monsieur Lingg, est immobile au milieu de sa bibliothèque, vieux Néron fasciné par l'incendie criminel de la ville qu'il fixe au loin sans discontinuer. Trois hommes, mélange de fonctionnaires huissiers et de soldatesque, réminiscences des agents venus prévenir Joseph K de la procédure intentée contre lui dans le Procès de Kafka, arrivent pour « la liquidation » : ils doivent référencer et étiqueter tous ses biens et emmener ce qui sera considéré comme « utile » là où tous ceux qui ont été choisis pour quitter les lieux vers une nouvelle vie égalitaire doivent aller, tandis que les malheureux perdants, de rage, ont mis feu à la ville. Mais Monsieur Lingg refuse de les suivre. Deux des trois fonctionnaires, Michael et Oscar, cherchent alors à le faire changer d'avis : il a la chance de faire partie des heureux élus, pourquoi ne souhaite-t-il
pas sauver sa vieille peau ? Peu à peu, et un brin pompeux, il ébranle ses visiteurs dans leurs certitudes, leurs croyances et leurs espoirs en une vie meilleure, si tant est qu'ils y aient jamais cru.
J'ai dit qu'il s'agissait de « science-fiction apocalyptique réaliste ». le mot-clef ici, finalement, est « réaliste ». Même si l'intemporalité de l'injustice, de la rébellion et des violences est rappelée sans cesse, difficile de ne
pas voir un rapport ténu avec notre réalité politique et sociale présente, tandis que le samedi précédent cette lecture j'entendais moi-même aux fenêtres des explosions, sans savoir si elles venaient des manifestant·es ou des forces de « l'ordre », non loin d'où défilaient les cohortes de gilets jaunes. Qui est sauvé, qui ne l'est
pas ? Certains, certaines devraient être sacrifié·es au nom du « bien commun » d'une communauté dont ils ne sont comptés que comme quantité négligeable : il faut être bien borgne pour ne
pas comprendre leur juste colère et Toussaint n'est
pas dupe de ces discours mystificateurs. Qui sélectionne la valeur humaine et selon quels critères ? Difficile aussi de ne
pas voir dans les références au terrorisme des années précédentes la terreur islamique et la « vérité » qu'elle veut imposer face à la « vérité » de la culture dominante qui les méprisent. Les clivages sont exacerbés, et même les fidèles serviteurs se retrouvent outragés et abandonnés. Une histoire actuelle, et vieille comme le monde.
J'ai commencé cette chronique dans la joie pure et simple de la découverte de l'objet nouveau ; je la finis dans la gravité d'une question peut-être insoluble : celle de la répétition des inégalités, de l'exploitation des espoirs et des forces des plus faibles, des saccages. Il y a des vues panoramiques qui désespèrent. Mais l'écriture de
Cécile Toussaint, claire et bien ordonnée, d'une certaine façon, console ; même si la consolation n'est qu'intellectuelle, et qu'elle n'est que compréhension et non solution pour sortir des im
passes. Je suggérerais à l'autrice pour tenter d'en sortir que ce constat repose sur le mythe tenace qu'il s'agit de l'observation de l'histoire humaine alors qu'il ne s'agit que de l'histoire des sociétés patriarcales, belliqueuses et structurées autour de l'infliction systématique de psychotraumatismes graves génération après génération, principalement par la guerre sur les hommes et par le viol sur les femmes et les enfants. Que la pièce soit entièrement colonisée par des personnages masculins, à l'exclusion de toute femme alors que c'est un femme qui écrit, me semble être la preuve symptomatique et visible de cette distorsion aliénante : les cultures patriarcales nous mettent à la porte de nos imaginaires et de nos visions du monde. L'inégalité systémique commence et se reproduit là.
Merci à la dramaturge, aux éditions Abrüpt et à Babelio pour cette découverte : un peu de lucidité et de réflexion dans ce monde qui brûle.