Pour un poème qu'il n'aurait pas fallu publier, le comte Alexandre Rostov est assigné à résidence. A priori, il s'en tire bien, puisque la résidence en question est le luxueux hôtel Metropol: même s'il doit quitter sa suite pour les combles, on le laisse emporter quelques meubles dont un lourd bureau garni de pièces d'or dans ses tréfonds secrets. A posteriori aussi, d'ailleurs: avoir été retiré du monde dans les années 20 lui évitera de connaître une guerre mondiale et bon nombre de purges staliniennes.
Mais tout de même, que faire, même cousu d'or, si la flânerie et les théâtres vous sont désormais interdits? Et si le seul livre que vous avez pu emporter a été écrit par
Montaigne?
Se souvenir de Robinson Crusoé, tout d'abord: gérer les détails pratiques. Aménager son antre, se faire livrer savons parfumés et pâtisseries fines, prendre rendez-vous chez son barbier. Mais bien entendu, pas de Robinson sans Vendredi: le conte évitera le désespoir grâce à une petite fille délurée qui lui fera connaître l'envers du décor: un hôtel ne fonctionne que grâce à ses petites mains, affairées dans les arrière-boutiques, les celliers et les bagageries. Revenu de sa naïveté d'ex-privilégié, le comte découvrira les vertus du travail sans se départir de ses vertus mondaines: art de la conversation, nez impossible à prendre en défaut, diplomatie à laquelle aucun plan de table ne résiste...
Houlà! Qu'est-ce que c'est que c'est que cette défense et illustration de l'Ancien Régime, pourraient soupirer certains? La courtoisie et la culture érigées en contre-modèles qui sauveraient le monde s'il n'avait pas eu la mauvaise idée d'évoluer... Mais ce qui rend ce roman absolument délicieux et si peu réactionnaire, c'est son humour équilibriste qui réussit à maintenir le lecteur entre sourire et cruauté, moralisme et ironie.
Amor Towles écrit finalement à la manière
De Voltaire qui lutta contre les dogmes en imaginant des contes philosophiques rétifs à l'analyse univoque. Son Infâme à lui, c'est Soso, plus connu de nous sous le nom de Staline, qui, tel Dieu dans la Genèse, décide que la vie des Soviétiques va s'améliorer. Et de fait, nous dit Towles, cela va mieux : les jolies filles de Moscou peuvent désormais s'offrir un chapeau coquet qu'elles porteront sans discontinuer, faute de posséder un placard à elles dans l'appartement communautaire où elles logent.
Contrairement à Soso, l'auteur d'
Un gentleman à Moscou, lui, ne fait pas surgir aux forceps la réalité dont il a besoin: il pratique la litote (« un jeune hussard rendait son dîner sur l'herbe que ce dernier avait broutée »), sème des indices (aucun détail qui ne trouve ensuite son écho et sa justification), écrit de merveilleuses notes de bas de page (capables de ruiner l'illusion romanesque tout en redoublant le plaisir de la lecture), et glorifie le doute, l'hésitation et la variabilité, ferments de la littérature. Par exemple,
Les Essais ennuient le comte parce qu'il ne comprend pas où
Montaigne veut en venir; ils enchantent au contraire son père et sa fille; le comte, ne sachant quoi faire de son exemplaire, utilise le volume pour caler un meuble ; il finira par y cacher un trésor:
Les Essais dessinent ainsi tout au long du roman un leitmotiv qui tout à la fois exalte la littérature et s'en moque, fait du livre un objet trivial aussi bien qu'un symbole. Les films aussi (car les dignitaires du régime se repassent en boucle les chefs d'oeuvre d'Hollywood pour espérer comprendre l'Amérique), tels qu'ils sont décrits, sont, même méprisés, les vecteurs d'un plaisir immédiat, le lieu d'une identification (Casablanca et l'hôtel Metropol ne sont-ils pas les deux confins où attendent les mêmes désespérés à qui l'action est refusée?) et surtout le prétexte à d'infinis questionnements : Rick Blaine en repoussant Urgate s'est-il conduit en salaud indifférent? Ou Bogart en redressant un verre tombé pendant l'arrestation du petit délinquant n'est-il pas celui qui cherche à remettre de l'ordre en ce monde ?
L'art de raconter des histoires a donc beaucoup à voir avec Les Mille et une nuit, cette histoire qui enchante, sauve et peut-être aussi justifie le bourreau, plaisir enfantin et savoir ambigu.
Nous resterons donc enfermés 30 ans avec le conte sans voir le temps passer. Inutile de vous dire que j'ai détesté la fin, pour m'avoir donné l'impression d'être violemment congédiée (et aussi parce qu'elle transforme cette histoire étonnante en un convenu donc décevant roman d'espionnage).
Finalement, ce roman élégant qui nous dit que la nostalgie et les scrupules peuvent être les auxiliaires de l'action trouve son principe inversé dans cette définition des certitudes après lesquelles nous courons : « À présent, en accord avec les tendances du jour, la plupart des [gens] avaient tourné le dos à l'Église, mais uniquement en faveur d'autres types de consolations. Ceux qui préféraient la clarté de la science adhéraient aux idées de Darwin et voyaient partout la marque de la sélection naturelle ; d'autres optaient pour
Nietzsche et sa récurrence éternelle, ou bien pour Hegel et sa dialectique – systèmes qui se défendent tous les deux, sans doute, à condition de tenir jusqu'à la page 1000. »