Le comte Alexandre Illitch Rostov (Sasha pour les intimes) a été assigné à résidence à vie dans l'hôtel Metropol où il vivait dans une suite.
On lui reproche d'avoir écrit un poème, contre la révolution (1916 !) et d'être revenu d'exil « pour prendre les armes » et "d'avoir succombé de manière irrévocable au pouvoir corrupteur de sa classe", il est donc une menace pour le régime. Il n'échappe au peloton d'exécution que parce qu'il n'a pas été tendre non plus avec le régime tsariste.
Amor Towles fait démarrer son récit alors que la révolution d'octobre vient d'avoir lieu, et on va suivre ainsi le héros de 1922 à 1954 durant toute la période soviétique, on croisera ainsi Staline alias Soso, Khrouchtchev dont on suivra les manoeuvres pour prendre la succession.
Ce comte m'a énormément plu par la manière dont il réussit à transformer cet exil intérieur, cette prison qu'est devenue l'hôtel, où il a été relégué sous les combles dans un réduit qu'il va organiser pour le rendre habitable et lui donner une âme. Il fait rapidement le tri dans ce qu'il peut et veut y emporter, ce qui a de la valeur pour lui, pour se souvenir du passé, de sa soeur décédée très jeune : l'horloge de son père qui ne sonne que deux fois par jour : midi et minuit, ce que l'on a fait avant midi prouve que l'on a été efficace sans perdre son temps et quand elle sonne à minuit : il est trop tard…
Il voit défiler les nouveaux "grands du régime" : on est pour le partage, mais on garde le plaisir du bien manger et du confort (
Léo Ferré ne disait-il pas : "on peut être anarchiste et aimer le confort") et leur réunionite, il rencontre Nina dont le père est un notable et cette petite fille, par sa curiosité, ses questions, va établir une relation profonde avec lui, lui faisant explorer tous les recoins de l'hôtel, les couloirs cachés, il va ainsi s'approprier un domaine qui lui était étranger.
Amor Towles introduit un autre personnage savoureux avec Ossip, un dignitaire du régime qui veut tout apprendre de l'Europe, et demande à Sasha de lui expliquer la civilisation et la littérature françaises puis anglaises puis américaines ce qui donne des échanges savoureux, clin d'oeil au passage à Humphrey Bogart, au faucon maltais !
J'ai beaucoup aimé Nina et la relation qu'ils tissent tous les deux ; Nina qui veut qu'il lui explique l'éducation des filles sous le tsarisme, ou Nina qui veut vérifier la loi de Newton en faisant tomber divers objets du haut de l'escalier, chronomètre à la main, Nina pleine de fougue et d'idéalisme qui va partir loin dans la campagne participer à la réforme de l'agriculture, Nina qui prend conscience de la réalité…
Sasha évolue tout au long du roman, en même temps que la société bouge, que l'on nomme des gens incompétents mais pistonnés pour servir à table, surveiller les commandes et les stocks… et faire des dossiers sur le personnel… Par exemple l'épisode des vins est extraordinaire : on arrache toutes les étiquettes des bouteilles, et on n'aura plus qu'un seul choix : vin blanc ou vin rouge, où on pourra servir aussi bien un Petrus que de la piquette pour le même prix !
Sasha réussit à s'adapter, à l'imbécillité, à la surveillance à peine voilée, devenant à son tour serveur dans un des restaurants de l'hôtel, en gardant la même élégance, la même maîtrise et forme avec ses deux amis cuisinier et ce qu'ils appelleront le triumvirat
On suit aussi l'évolution d'un autre personnage, Mischka, l'ami de Sasha, écrivain qui peut continuer son métier : il veut publier des lettres de
Tchékhov mais manuscrit refusé car la dernière phrase de la dernière lettre porte atteinte au régime ! comme il ne veut pas céder, déportation… il disait que Sasha était un assigné à résidence verni, car plus libre dans sa prison-hôtel que lui en liberté…
D'autres personnages haut en couleur passent aussi dans l'hôtel, véritable lieu de rencontre, avec des Américains, tel Richard avec lequel il échange des idées en partageant un verre au bar…
Pour ne pas spolier, je ne dirai rien d'un autre personnage qui jouera un rôle important dans la vie de Sasha et montrera les ressources de cet homme.
J'ai retrouvé dans ce roman l'âme russe que j'aime tant, j'avais l'impression que l'ami Fiodor n'était pas loin, alors que le régime dégommait la statue de
Gogol car pas assez souriant pour la remplacer par celle de Gorki, tout acquis au régime…
On ne s'ennuie pas une seconde en lisant ce roman et on peut l'aborder par différentes clés, la politique, la réforme agraire, la révolte des paysans, le goulag, ou par le côté délation avec l'immonde Fou, ou l'amitié entre ces trois hommes, la relation paternelle, la résilience etc….
L'écriture est magnifique elle aussi, avec des références littéraires, un éloge des écrivains de
Montaigne à
Dostoïevski. Et la dernière partie est géniale ! j'ai fait durer le plaisir, car je n'avais aucune envie d'abandonner les personnages…
Bref, j'ai adoré ce livre, dont la couverture est magnifique, c'est mon coup de coeur de cette rentrée, qui hélas est passé beaucoup trop inaperçu à mon goût. En fait je l'ai découvert en lisant quelques critiques sur babelio et je vous engage vivement à le lire… et comme toujours quand j'adore, je suis dithyrambique mais j'assume !
Je remercie vivement les éditions Fayard et NetGalley qui m'ont permis de lire ce roman !
Lien :
https://leslivresdeve.wordpr..