Cet ouvrage correspond sans doute à la définition première d'un « beau
livre » : un grand format vendu sous coffret cartonné, de nombreuses
illustrations luxueusement reproduites sur un papier épais et mat, qui convient à merveille aux célèbres noirs de l'artiste. Mais c'est aussi un « beau livre » pour des raisons intellectuelles. L'empathie de l'auteur avec son sujet, le point de vue adopté – la gestuelle picturale dans le passage à l'abstraction – et l'écriture monographique, qui se construit progressivement autour de l'intériorité du peintre, participent de l'originalité de l'ensemble.
Les premiers chapitres, très sobres, exposent les débuts complexes d'un artiste qui n'est pas encore lui-même : né en 1904 à Leipzig, étudiant en Allemagne puis à Paris, Hartung reste d'abord tributaire de l'art d'Emil
Nolde, de celui de Cézanne, de Picasso ou même de Goya. En 1922, le peintre exécute une série d'aquarelles faites de taches violemment colorées, qui sont restées dans le récit de sa vie le point de départ de sa conversion à la non-figuration. Or,
P. Wat nuance leur importance en soulignant le rôle déterminant des travaux à l'encre dans cette libération de la forme. Surtout, il explique comment Hartung, réputé artiste abstrait « lyrique » et peintre de l'immédiateté, met en place une méthode (et presque un système) qui s'appuie aussi sur la rigueur, sur une chronologie longue et lentement maturée. Jusqu'au début des années 1960, Hartung pratiqua en effet secrètement le report mathématique au carreau sur toile de maquettes dessinées, dont la spontanéité était transposée.
Mais tout l'intérêt de l'ouvrage, dont le rythme s'accélère grâce à une écriture de plus en plus ramassée, est de faire comprendre que ce système matriciel est paradoxalement à l'origine du lyrisme. La mise au carreau, qui demeure invisible dans l'oeuvre définitive, est en réalité aussi la grille de l'abstraction géométrique, alors en vogue en France. Les courbes et les taches d'Hartung la recouvrent et s'épanouissent en tension autour de cette ordonnance cachée et néanmoins sous-jacente. En 1970, Hartung abandonne définitivement le report sur toile de maquettes ; mais il passe à la griffure sur des supports divers, à la projection sur la toile de peinture vinylique ou acrylique, le tout grâce à des outils parfois improbables (un râteau de jardinier, un aspirateur inversé, un fouet de branches de genêt...), adaptés à un corps-à-corps de plus en plus rapproché avec l'oeuvre. le dernier chapitre, aussi ardent et maîtrisé que les compositions ultimes d'Hartung, est un plaidoyer pour le dernier combat physique de celui qui avait perdu une jambe pendant la Seconde Guerre mondiale : il s'agit alors de cadencer le geste de la sulfateuse, pour que la peinture gicle de façon à la fois raisonnée et aléatoire sur la surface et devienne empreinte informelle et trace consciente. Hartung, disparu en 1989, a laissé un nombre considérable d'archives et d'oeuvres, qui sont abritées par la Fondation Hartung-Bergman. de cette masse de papiers, sciemment organisée du vivant du peintre pour faire mémoire, cette monographie recrée une autre mémoire possible, celle d'un peintre guerrier en prise avec la matière, qui est autant une écriture historique parfaitement étayée par ses sources qu'une interprétation sensible et inspirée.
Par
Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 562, décembre 2019