Comment devient-on spécialiste de la Cabale quand on est issu d'une famille assimilée et sans aucune croyance ? Voici le récit de l'itinéraire intellectuel d'un des plus profonds esprits de notre temps, dont l'oeuvre a contribué à réhabiliter la mystique et à nous rendre le Zohar lisible, à débarrasser cette discipline de sa réputation de fatras inintelligible pour lui donner ses lettres de noblesse.
Cette biographie intellectuelle montre à quel point les Juifs allemands s'illusionnaient sur leur intégration dans une Allemagne qui ne voulait d'eux à aucun prix, même assimilés à fond, baptisés, plus luthériens et prussiens que les Prussiens eux-mêmes. Le jeune Scholem, perçant très vite à jour cette illusion, ne voit de solution que dans l'engagement sioniste : son frère Werner, engagé dans le socialisme allemand, mourra seul dans les camps nazis. Mais le sionisme de Scholem a une forte dimension culturelle, plus que politique ou sociale : il s'agit pour lui de passer à l'hébreu et de redonner vie au judaïsme, conçu comme une culture et une civilisation, où la Cabale tient une place importante.
Le récit des années de jeunesse de Scholem est prodigieux : bon mathématicien, hébraïsant brillant, il se réapproprie l'héritage traditionnel du judaïsme sans passer par le filtre scientiste et universitaire des "Sciences du Judaïsme", qui abordaient la culture juive comme un objet mort. L'université allemande du temps laissait vivre ce genre d'esprit libre et créatif. La liste des livres qu'il lit et assimile, et celle des gens qu'il rencontre, sont étonnantes. On assiste à la naissance d'un esprit universel et encyclopédique dont les oeuvres, écrites plus tard en Israël, ont renouvelé notre compréhension du judaïsme, de l'idée de Messie, de la littérature et de l'histoire.
Malgré tout, ces mémoires intellectuels restent modestes et sobres. La guerre de 14-18, l'inflation, le putsch nazi de Munich et communiste de Berlin, comptent moins que les livres et les gens que le jeune Scholem rencontre.
Une lecture stimulante.
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(Gustav Meyrink)
C'est donc avec une certaine curiosité que je me rendis à Starnberg en 1921, et j'y fis la connaissance d'un homme chez qui de profondes convictions mystiques étaient indissociablement amalgamées à la charlatanerie, exploitée en monnaie littéraire. Il me montra quelques passages de ses romans en me disant : "J'ai beau l'avoir écrit, je ne sais pas ce que cela signifie. Vous pourrez peut-être me l'expliquer." Ce n'était pas tellement difficile si, en plus de la kabbale, on avait quelque connaissance des abus ou des déformations qu'on peut trouver dans les livres occultistes ou théosophiques de l'entourage de Mme Blavatsky (célèbre charlatane mystique et antisémite). Mais j'acquis ainsi des lumières sur la façon dont un écrivain pouvait arriver à donner une impression de faux mysticisme.
p. 191-192
Rosenzweig était un être génial -- je considère toujours la suppression, si appréciée de nos jours, de cette catégorie comme absolument insensée, et les "arguments" qu'on avance pour la justifier comme dénués de toute valeur -- et chaque rencontre le montrait avec évidence ...
p. 199
Au cours de mon premier semestre à Munich, Göttsberger, le spécialiste catholique de l'Ancien Testament, annonça un cours de travaux dirigés, intitulé "Lecture du Talmud de Babylone" ; j'y allai avec Elsa Burchhardt et Rudolf Hallo, pour voir. Les autres assistants étaient des séminaristes catholiques. Il faut savoir que le texte du Talmud n'est pas ponctué, et que l'un des obstacles que l'on rencontre lorsqu'on étudie, c'est qu'il faut distinguer une phrase interrogative d'une affirmative. Dès le début, le professeur commit une grosse bourde. Je pris la parole et dis : "Monsieur le Professeur, ce n'est pas une affirmation, mais une interrogation. -- Comment le savez-vous?" demanda-t-il. "C'est déjà dans Rachi, dis-je, cela vient d'une tradition séculaire. -- Voilà bien des astuces de rabbins". C'est ainsi que le professeur conclut le débat et que nous avons su, pour notre très grand amusement, qu'il n'y avait rien à apprendre chez ce monsieur.
p. 177
Sur le conseil de Bäumker, je choisis donc les études sémitiques pour matière principale et Fritz Hommel - je suivais déjà ses travaux pratiques d'arabe et son séminaire - m'accepta avec beaucoup de gentillesse, bien qu'il n'eût, dans sa longue carrière, dirigé qu'une seule thèse d'études juives avant la mienne. .. Hommel était essentiellement un spécialiste d'assyriologie, mais il me dispensa avec beaucoup de générosité de cette partie des études sémitiques, et me demanda seulement d'ajouter à l'hébreu et à l'araméen, que je pratiquais couramment, l'arabe et l'éthiopien, pour en faire ma matière principale.
p. 176
C'était l'époque où chacun, mais surtout chaque femme, lisait le grand best-seller, qui n'était pas dénué de prétentions littéraires, d'Agnès Günther, Die Heilige und ihr Narr (La Sainte et son fou), et Lony ne me laissa aucun répit jusqu'à ce que j'eusse lu ce gros roman. Il passe aujourd'hui, si je ne me trompe, pour l'un des exemples du kitsch distingué. Je ne suis pas tout à fait sûr que ce jugement soit juste. Lorsqu'il s'agit de ces énormes succès, dont l'on ne sait exactement de quel côté de la frontière de la grande littérature ils se trouvent, le jugement critique demeure souvent trop manifestement tributaire de l'atmosphère et des tendances auxquelles on reste soumis. Il en est de même pour le roman qui fit vibrer des cordes semblables, Le Dernier des Justes, d'André Schwarz-Bart, paru vingt ans après le génocide, couronné du Prix Goncourt et que personne n'a pu lire en gardant les yeux secs.
p. 164