Ce petit livre comportant deux récits dans son édition française en rassemblait initialement trois, puisque le célèbre «
Les belles endormies » y était intégré dans la version japonaise publiée en 1967, le tout brièvement postfacé par son ami Mishima.
« le bras », qui date de 1963, est un véritable ovni dans l'oeuvre de Kawabata, une sorte de fantaisie poético-érotico-onirique, car ce sont bien tous ces ingrédients qu'on retrouve dans ce texte. La fantaisie, le fantastique, se trouve dans ce parti absurde de départ : le narrateur se voit prêter par la gentille fille qu'il fréquente un de ses bras, qu'elle détache aussi facilement et proprement qu'une feuille tombée d'un arbre. Mais attention, pour un soir seulement. Ce sera un prétexte à un texte tissé d'une subtile sensualité, où l'on imagine une connotation sexuelle, sans la moindre vulgarité et dans un style comme toujours chez Kawabata d'une fine élégance. le narrateur se prend au jeu, et une sorte d'humour absurde se fait jour lorsqu'il parle au bras, qui lui répond ! Dans l'esprit de notre narrateur reviennent des réminiscences d'un ancien amour qui n'a pas été vraiment consommé semble-t-il, pour lui la femme garde vraiment un parfum de mystère qu'il n'a jamais pu percer, il n'y a pas accès. Une complicité qui tend à l'osmose avec ce bras étranger se déploie, au point qu'il franchit le pas dans son lit, tel un tabou : remplacer son bras par le bras de la fille…Ah, cet arrondi de l'épaule, telle la rondeur d'un sein…la suite est gorgée d'une sensualité suggestive…avant l'endormissement puis un réveil brutal et un retour à la réalité crue, car le délai est achevé…Autant dire que le lecteur incrédule et interdit que j'étais s'est demandé si toute cette sulfureuse aventure n'était pas depuis le début qu'un rêve…
«
La beauté, tôt vouée à se défaire » est une nouvelle de jeunesse, 1933. le narrateur est un écrivain, trentenaire, marié, qui avait hébergé régulièrement chez lui deux jeunes femmes vingtenaires, Takiko et Tsutako, et qui a fait un roman du drame qui s'est joué quelques années plus tôt : un dénommé Saburo Yamabe, qu'elles connaissaient, les a tuées durant la même soirée pendant qu'elles dormaient côte à côte. L'homme voulait leur faire peur, et s'est introduit chez elles la nuit avec un couteau. Surprise dans son sommeil, Takiko a succombé dans un geste accidentel. Yamabe n'a eu ensuite d'autre choix que de supprimer Tsutako en l'étranglant avec une corde. le narrateur a travaillé sur la matière des audiences et interrogatoires judiciaires du coupable, qui a été condamné et a été exécuté. Tout le récit est fondé sur la reprise de cette succession d'auditions, où le coupable, qui ne nie pas l'être, avoue volontiers ce qu'il pense qu'on veut lui faire dire, ne sait pas vraiment ce qu'il avait comme mobile, modifie ses versions…L'écrivain avance des hypothèses, échange avec son épouse sur ce sujet…Ce texte exigeant intellectuellement met en lumière les relations complexes et ambigües entre l'écrivain et ces filles, le difficile travail d'écrivain ─ quelle est la part d'imagination pure ou de transcription de la réalité ─ la tout aussi grande difficulté à établir une vérité certaine et intangible dans l'élucidation des circonstances d'un crime…Kawabata se montre aussi très dur envers la femme, raillant l'absence totale de talent littéraire de Takiko, qui avait plusieurs romans à son actif, qu'il juge niais. Il prétend que Takiko aurait mieux fait de se trouver un bon parti que de s'entêter à devenir écrivain, ce qu'une femme ne peut pas être…Kawabata est un Japonais de la tradition, bien machiste. Quant au titre, que je trouve superbe, il est évidemment en lien avec le sort de ces jeunes et jolies femmes, dont la vie s'est arrêtée nette, et dont l'écrivain a vu la blancheur presque immaculée des cadavres, si ce n'est la discrète blessure. de quoi lui inspirer une réflexion artistico-philosophique.
Une fois ce récit achevé, je suis resté perplexe devant de ce que Kawabata a voulu montrer exactement. Peut-être que cette beauté qui s'en va avec le temps qui passe, ne serait-ce pas un des effets de l'impermanence de toutes choses, si chère à l'esprit japonais ?
Quoi qu'il en soit, j'ai quand même eu du plaisir, car la qualité d'écriture et de réflexion sont déjà là chez cet écrivain encore jeune, on sent une puissance de l'esprit qui n'appartient qu'aux plus grands, ce qui se confirmera sur le tard avec le prix Nobel.
En résumé, ces deux récits sont d'ambiances très différentes, mais se rejoignent dans leur étrangeté et leur caractère atypique dans l'oeuvre de Kawabata. Ils interrogent beaucoup le lecteur. Je ne suis pas sûr d'avoir tout compris. En vérité, je l'avais même lu une première fois il y a plus d'un an, j'ai dû le relire pour parvenir à écrire le présent billet. Ce qui me rassure, c'est que les autres lecteurs ne me semblent pas avoir tout compris non plus (l'un d'eux a même compris que l'écrivain du second récit échangeait avec le coupable…mais non, c'est sa propre femme, le coupable est mort !).
Au terme de ce livre, toujours le même constat : avec une remarquable régularité, j'apprécie les oeuvres de Kawabata, mais il ne me fait pas autant d'effet que Mishima ou Tanizaki…Ceci dit, il me reste encore quelques-unes de ces productions à découvrir pour me convaincre totalement !